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Phèdre vs Hippolyte, Garnier vs Racine

© Michel Cavalca Hippolyte de Robert Garnier, mise en scène de Christian Schiaretti au TNP

Phèdre vs Hippolyte, Garnier vs Racine :

un diptyque de Christian Schiaretti

Par Chantal Boiron

Christian Schiaretti aura dirigé le TNP de Villeurbanne de 2002 à 2020. Durant ces dix huit années, il a constitué une troupe permanente de 12 à 15 actrices/acteurs avec laquelle il s’est attaché à créer des auteurs vivants de langue française : Alain Badiou, Hervé Blutsch, Denis Guénoun, Michel Vinaver… Mais également des écrivains du répertoire universel: Victor Hugo et Tirso de Molina, Molière et Shakespeare, Paul Claudel et Ionesco… On retiendra des moments forts, notamment, Par-dessus bord et Bettencourt Boulevard ou une Histoire de France de Michel Vinaver, Coriolan de Shakespeare, Mai, juin, Juillet de Denis Guénoun, Une Saison au Congo de Aimé Césaire…

Son mandat, pendant lequel il y eut trois années de travaux qui ont totalement métamorphosé le TNP pour en faire un des théâtres les plus performants d’Europe, s’est donc achevé le 31 décembre 2019.

 

Pour sa dernière création au TNP Christian Schiaretti a mis en scène deux tragédies qui traitent toutes deux de la passion de Phèdre pour Hippolyte, mais écrites à près d’un siècle d’intervalle, et par deux auteurs très différents: Hippolyte de Robert Garnier (1573), la première tragédie française qui ait été consacrée au drame de Phèdre et du fils de Thésée, et Phèdre de Jean Racine (1677), la plus connue de toutes (1). Les deux tragédies ont été jouées au TNP (19/11/2019-1er/12/2019), avec les mêmes interprètes, et dans la même scénographie.

(Trop) peu souvent montée, Hippolyte de Garnier a pourtant déjà fait l’objet d’un diptyque. En effet, en 1982, au Théâtre national de Chaillot, Antoine Vitez avait monté cette tragédie en alternance avec L’Orfeo, l’opéra de Claudio Monteverdi, dans un dispositif scénique de Claude Lemaire, « commun aux deux spectacles ». C’était un tout autre projet.

Le diptyque proposé par Christian Schiaretti nous amène à réfléchir non seulement au regard que portent deux dramaturges français, Robert Garnier et Jean Racine, sur le mythe de Phèdre, mais encore à l’évolution de la langue et de la société françaises en l’espace d’un siècle. C’est à la fois une performance pour les interprètes qui incarnent les mêmes personnages et, pourtant, pas tout à fait les mêmes, un pari dramaturgique et une belle leçon d’histoire du théâtre. Il était passionnant de pouvoir voir, un dimanche après-midi, les deux pièces jouées dans la continuité.

 

Pour Christian Schiaretti, le plateau a toujours été un espace sanctuarisé. Le lieu où se fabrique le théâtre et d’où on le dirige. Son ambition, il le revendique haut et fort, c’est d’être « un poète du plateau au service du théâtre public ». Avec son diptyque autour de Phèdre, c’est bien de cela qu’il s’agit : on a un plateau vide, un théâtre mis à nu où tout est visible, le mur du fond aussi bien que les cintres. Le plateau est dès lors, et uniquement, le territoire de la troupe, des comédiens et des musiciens qui les accompagnent, un proscénium favorisant leur proximité avec le public, du moins avec les spectateurs des premiers rangs. Seule différence notoire dans le montage des deux pièces: les costumes qui témoignent de l’époque de l’écriture de chacune d’elles.

 

« Les monts et les forests me plaisent solitaires … »

 

"Hippolyte" de Robert Garnier, mise en scène de Christian Schiaretti au TNP © Michel Cavalca

© Michel Cavalca : Francine Bergé et Marc Zinga dans Hippolyte de Robert Garnier, mise en scène de Christian Schiaretti

Avec Hippolyte de Garnier, nous sommes à la fin du XVIe siècle. La pièce s’ouvre sur une image surnaturelle, dans le bruit et le spectaculaire, comme une tragédie de Sénèque. Dans un fracas assourdissant, le plateau se brise et laisse apparaître au milieu des flammes L’Ombre d’Égée, surgie des entrailles de la terre. Celui-ci annonce les malheurs qui vont s’abattre sur son fils Thésée et sa maison. Au bord du cratère, erre un taureau. Quand son petit fils  Hippolyte (Marc Zinga) entre en scène, il est bien tel qu’on se l’imagine : un jeune homme entier, frustre et farouche, un chasseur totalement voué à Diane, qui ne s’embarrasse ni des règles de la bienséance ni du protocole de la cour. Son compagnon favori, c’est son chien de chasse. Face à lui, Phèdre (Louise Chevillotte) est entièrement dévorée par sa passion destructrice. Résolue à tout pour conquérir Hippolyte, ou bien à mourir d’amour, elle partage avec lui l’absolu de la jeunesse. Quant à la Nourrice (magnifique Francine Bergé), dans son immense tendresse pour Phèdre, elle fera preuve jusqu’au bout d’une étonnante lucidité. Elle tentera de l’apaiser comme elle tentera ensuite de convaincre Hippolyte en argumentant avec adresse en faveur des femmes. Rien n’y fera : aucun des deux, ni Phèdre, ni Hippolyte, ne l’écoutera. Alors elle n’aura plus qu’un objectif : sauver Phèdre, quel qu’en soit le prix.

On est saisi par la langue directe, drue et rugueuse de Garnier. Il reste chez lui encore quelques éléments de la tragédie antique comme le chœur, par exemple : celui que forment les compagnons de chasse d’Hippolyte. Et celui que forment, dans la mise en scène de Christian Schiaretti, les Dames de compagnie de Phèdre. Quand le drame se noue, après qu’Hippolyte s’est montré irréductible, inflexible aux aveux de Phèdre, le chœur devient mixte, c’est désormais le chœur des Athéniens. Thésée (Julien Tiphaine) revenu des enfers, Phèdre, qui n’a plus rien à espérer d’Hippolyte, s’acharne à le détruire auprès de son père alors que la Nourrice tente, une fois encore, de lui faire prendre conscience des conséquences de sa folie. Dans un très beau monologue, où elle se qualifie de « pauvre vieillotte », elle plaint le « trop chaste  Hippolyte, à grand tort accusé ». Elle lui témoigne de la compassion, assumant sa part de responsabilité dans son destin tragique. C’est avec le glaive oublié par Hippolyte qu’elle se tue avant de descendre aux enfers.

Il y a un très beau travail sur les voix et la musique. Un très beau travail sur les lumières qui sculptent l’espace scénique. Ce sont comme des éclairages diurnes à la manière d’un Georges de La Tour ou du Caravage. On est dans le ‘ténébrisme’ de l’époque baroque, dans un clair-obscur permanent où seul le protagoniste semble éclairé. De cela, il se dégage une sombre mélancolie. À la fin, Phèdre apparaîtra vêtue d’un manteau rouge, de la couleur du sang. Après la mort d’Hippolyte, elle l’enlèvera. Et elle ira, dans sa robe couleur du deuil, s’allonger et pleurer sur le corps du jeune homme. Elle se tuera avec le glaive d’Hippolyte laissé par sa Nourrice. Un objet qui passe de main en main, comme un témoin, pour semer la mort. Puis, à son tour, elle descendra aux Enfers. Thésée restera seul dans sa « lugubre maison » pour affronter les malheurs qu’avait prédits Égée. La boucle est bouclée. La dernière image du spectacle sera celle du chien de chasse d’Hippolyte traversant le plateau vide.

 

« Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue… »

 

"Phèdre" de Jean Racine, mise en scène de Christian Schiaretti au TNP de Villerbanne© Michel Cavalca

© Michel Cavalca –  Louise Chevillotte dans Phèdre de Jean Racine, mise en scène de Christian Schiaretti

Avec Phèdre de Jean Racine nous sommes à la fin du XVIIe siècle, sous le règne du Roi Soleil. Racine a trente huit ans. Ce sera sa dernière tragédie. C’est un auteur riche et célèbre qui s’empare à son tour, du drame d’Hippolyte. On connaît l’histoire : Œnone aime Phèdre qui aime Hippolyte qui aime Aricie… Et, il y a un joker : Thésée, l’infidèle et le crédule. Aussi aveugle qu’Œdipe. S’il doit beaucoup à son prédécesseur, le regard de Racine n’est pas le même. L’Ombre d’Égée a disparu. Le classicisme français a imposé au théâtre les trois règles (temps, espace, action) qu’il respecte à la lettre. Et puis, Racine est janséniste. Avec lui, c’est l’épure, la rigueur. On retrouve les mêmes protagonistes, joués par les mêmes acteurs mais il y a, là encore, des différences notables. Contrairement à celui de Garnier, l’Hippolyte de Racine n’est pas insensible aux femmes. Il est même très amoureux d’Aricie, un personnage qui n’existe ni chez Sénèque, ni chez Garnier. Il y a aussi davantage de péripéties, plus de complexité psychologique et plus de suspens chez Racine: par exemple, la mort de Thésée que l’on annonce, puis que l’on dément aussitôt après. Hippolyte et Théramène (Philippe Dusigne) sont proches. Le vieillard est le confident, l’ami du jeune homme. Hippolyte a une autre alliée : Aricie, cette jeune princesse, prisonnière de Thésée, qu’il aime et qui l’aime. Un amour interdit. Clémence Longy qui joue Aricie, en fait une jeune femme mâture, maîtresse d’elle-même et déterminée.

Contrairement à la Nourrice qui, chez Garnier, montrait de la compassion pour le jeune Hippolyte, Œnone chez Racine se montre dès la première scène hostile au fils de Thésée. Il est l’ennemi. Elle s’avère être une manipulatrice diabolique. Chez Racine, c’est plutôt Phèdre qui se montre lucide vis à vis d’elle-même même si elle nous parait déjà complètement ailleurs, entièrement possédée par sa passion. Tout bascule quand elle découvre qu’elle a une rivale et qu’Hippolyte aime Aricie. Sa jalousie sera fatale. Notons encore que le rapport père/fils n’était peut-être pas aussi développé chez Garnier que chez Racine. Dans la très belle scène où Thésée l’accuse à tort, Hippolyte tiendra tête à son père. On a une tragédie plus « romanesque » pourrait-on dire et, cependant, plus épurée. Et, n’oublions pas la musicalité de l’alexandrin qui fait que les vers de Racine nous enchantent et qu’on les sait par cœur.

Pour la tragédie de Racine, Christian Schiaretti a gardé le même dispositif scénique que pour celle de Garnier même si le cratère a été recouvert. Quatre bancs ont remplacé les trois tabourets du XVIe siècle. La lumière est plus crue, plus dure. Dans les costumes, les noirs, les bleus et les gris dominent, pouvant évoquer le jansénisme sévère et rigoriste Racine. Port Royal n’est pas loin. Les monologues sont dits à l’avant-scène, tout au bord de l’immense plateau vide, et adressés aux spectateurs pris à témoin, ou comme des confidents. C’est l’indicible qui est leur ainsi révélé. Après le récit de Théramène dit face au public, Phèdre caressera une dernière fois Hippolyte, étendu mort à terre, et se tuera.

On peut dire que Christian Schiaretti aura fini son mandat de directeur du TNP avec panache. Ce diptyque autour de Phèdre et d’Hippolyte est la quintessence de tout ce qu’il a défendu à Villeurbanne, durant près de vingt ans, avec passion et constance : la troupe, la langue, le travail sur le plateau, la transmission. Il est question que ce diptyque fasse l’objet d’une tournée. On l’espère. Ce ne sera plus sous le sigle du TNP mais, désormais, avec sa propre compagnie. En revanche, on retrouvera Christian Schiaretti à Villeurbanne, aux côtés de son successeur Jean Bellorini, pour fêter les cent ans du TNP (2).

 

1) Les deux pièces Hippolyte de Robert Garnier et Phèdre de Jean Racine sont publiées ensemble par la revue L’Avant-Scène Théâtre + TNP : n°1473-1474, décembre 2019, 16€ ; Cahier du TNP 20 : Hippolyte, Robert Garnier ; Phèdre, Jean Racine.

2) L’Aventure TNP aura 100 ans le 11 novembre 2020. À suivre…

 

 

 

 

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