© DR Jean-Louis Fernandez – Nicolas Bouchaud et Frédéric Noaille dans Un vivant qui passe d’après Claude Lanzmann, mise en scène: Éric Didry
Un vivant qui passe de Lanzmann, selon Nicolas Bouchaud : une farce tragique
Par Chantal Boiron
Double actualité entre cinéma et théâtre pour Nicolas Bouchaud. Alors qu’on pourra bientôt voir sur les écrans son spectacle Maîtres anciens d’après Thomas Bernhard, magnifiquement filmé par Mathieu Amalric, il joue avec Frédéric Noaille au Théâtre de la Bastille, dans le cadre du Festival d’Automne, Un vivant qui passe d’après l’entretien de Claude Lanzmann avec le Docteur Maurice Rossel, un jeune délégué suisse du Comité international de la Croix-Rouge durant la Seconde guerre mondiale. Le cinéaste avait fait un film de cet entretien en 1997 mais il avait rencontré Maurice Rossel dès 1979, alors qu’il tournait Shoah.
C’est la deuxième adaptation théâtrale d’Un vivant qui passe à laquelle nous assistons, en quelques mois. En effet, Sami Frey en avait fait une lecture au Théâtre de l’Atelier, en octobre dernier. C’est sans doute à cause de l’époque confuse et dangereuse que nous traversons. Il y a une urgence, aujourd’hui, à transmettre ces pages de notre Histoire.
Nicolas Bouchaud et ses deux complices, Éric Didry et Véronique Timsit, avec qui il signe l’adaptation, ont voulu procéder différemment, aller plus loin en partant des quinze bobines de pellicule tournées par Lanzmann, soit trois heures de rushs alors que son film monté ne dure qu’une heure. Ils ont souhaité faire leurs propres coupes. En effet, même si l’on retrouve l’essentiel du film, nous en apprendrons davantage sur ce qui s’est passé lorsque Maurice Rossel a « visité » en septembre 1944 le camp d’Auschwitz et, trois mois auparavant, le 23 juin 1944, le camp de propagande nazie Theresienstadt, en Tchécoslovaquie.
De ce matériau, ils en ont construit un spectacle de théâtre, avec mise en scène et décor. Côté cour, c’est le bureau de Rossel, où celui-ci reçut Lanzmann avec, en arrière-fond, une toile peinte qui en est la réplique exacte. Juste derrière le fauteuil Voltaire où Rossel est assis, on en voit une reproduction picturale : « C’est chez moi, c’est mon bureau : c’est bien peint, n’est-ce pas ? » dira Rossel à Lanzmann, joué par Nicolas Bouchaud. Avec Rossel, on sera dans le trompe-l’œil jusqu’au bout. Côté jardin, on a un espace vide, encadré de panneaux, où sont entreposés des dossiers : c’est-à-dire l’endroit de la vérité, des faits historiques.
En prologue, dans un souci de clarté, Frédéric Noaille, qui interprète Claude Lanzmann, nous rappelle les moments les plus importants de l’entretien. Ainsi, à la 62ème minute, sera-t-il question de Paul Eppstein, président du conseil juif du ghetto de Theresienstadt, le seul déporté avec lequel Rossel échangera quelques mots lors de sa visite en juin 1944.
On apprendra aussi que Maurice Rossel n’avait aucune envie de rencontrer Claude Lanzmann, que le cinéaste s’était rendu chez lui par surprise avec son équipe de tournage, et que Rossel était de très mauvaise humeur. Toute la durée de l’entretien, Lanzmann se montrera courtois mais ferme à l’égard de Rossel, en commençant par lui faire parler de lui-même et du CICR. Jeune médecin, fils d’un ouvrier horloger, Rossel dit être un homme de gauche. Il explique qu’il a choisi la Croix Rouge pour échapper à l’armée. En 1942, il sera envoyé en Allemagne « où personne ne voulait aller ». Il rappelle à Lanzmann que le CICR ne fonctionne que lorsqu’il y a un conflit, une guerre.
Au début du spectacle, il y a de la lumière dans la salle. Ce que vont nous jouer Nicolas Bouchaud et Frédéric Noaille, c’est une comédie tragique, voire une farce tragique, où chacun campe son personnage avec justesse et naturel. L’entretien sera plusieurs fois interrompu non sans ironie par le ballon rouge d’enfants qui jouent, par la sonnerie du téléphone ou par l’ineffable coucou qui, régulièrement, se met en marche pour marquer l’heure. On est chez le fils d’un horloger suisse ! On entendra en off des bruits de repas, de bouteilles qu’on débouche. La distance railleuse, critique, c’est dans ces détails qu’il faut la chercher. Sinon, il suffit d’écouter Rossel. Celui-ci décrira avec complaisance l’ancienne propriété de l’actrice Brigitte Helm, au bord du lac Wannsee, où il était logé à Berlin, avec les autres membres du CICR. C’est-à-dire tout près de la villa Wannsee où, le 20 janvier 1942, les responsables nazis avaient mis en place l’organisation de l’extermination des Juifs d’Europe. Scapini, l’homme de Pétain, leur rendait visite : « Un homme charmant » précise Rossel.
Très vite, arrivent les questions embarrassantes. Le CICR voulait des informations sur les camps de prisonniers de guerre, explique-t-il à Lanzmann. Pour les obtenir, il avait à sa disposition des cigarettes, des bas nylons, des TSF etc. Mais, également, des informations sur les camps d’internés civils. Au début de l’entretien, il affirme : « En 1942/43, nous ignorions l’extermination systématique des Juifs d’Europe : le mot extermination n’avait pas été prononcé ». Par la suite, il se contredira. Du moins, ses réponses resteront très confuses. Sa visite à Auschwitz, totalement illégale, il l’a faite seul dans sa petite voiture, sans aucune autorisation, au culot : « Le territoire était fermé à l’armée allemande ». Le prétexte pour rencontrer les responsables du camp sera de leur faire parvenir des médicaments pour leur infirmerie : « Je ne leur faisais pas peur ». Il sera reçu « très correctement » par le commandant du camp, « un homme très élégant », trop heureux d’évoquer ses courses de bobsleigh à Davos ou Saint-Moritz, avant la guerre. « Qu’avez-vous vu du camp ? » lui demande Lanzmann. « Rien » répond-il… Il n’aura pas vu le four crématoire. Il aura vu des bâtiments en bois…. Et, enfin, face à l’insistance de Lanzmann, il dira qu’il a vu plusieurs détachements de détenus en pyjamas rayés, « des squelettes ambulants, il n’y avait que les yeux qui vivaient » pour qui il aura été « un vivant qui passe, et qui n’était pas un SS».
Aux questions très directes, très précises de Lanzmann, il répondra enfin : «Je savais qu’il y avait un camp de concentration où l’on déportait en masse des Israélites et que ces Israélites mourraient en masse ». Mais, pas question d’en parler avec le commandant du camp. « C’était une partie de théâtre qu’on se jouait » lui dit-il. Ce qui nous frappe, ce sont les contradictions du délégué du CICR. Ou sa grande naïveté. Ou, peut-être, sa fausse naïveté… Jusqu’où peut aller « une partie de théâtre » ?
Des saynètes tragi-comiques, jouées, mimées par ces deux clowns que sont Nicolas Bouchaud et Frédéric Noaille, des saynètes qui résonnent précisément comme des rappels de ces « parties de théâtre » qui se sont jouées à Auschwitz mais aussi, quelques mois auparavant, à Theresienstadt lorsque Rossel participera le 23 juin 1944 à la visite arrangée de ce camp «truqué», maquillé par les Nazis : « J’étais les yeux. Je devais voir, et essayer de voir au-delà. » De fait, il ne verra que ce qu’il voulait voir, c’est-à-dire «un camp réservé à des privilégiés ». Ce qui l’a gêné, dit-il à Lanzmann, «c’est l’attitude des acteurs israélites… qui se permettaient de durer ». Aussitôt, le cinéaste lui rappellera avec calme et moult détails la vérité historique : « Les maisons qu’ils vous ont fait visiter avaient été entièrement rénovées… Les gens crevaient de faim. » Et comment les nazis avaient organisé, pour les tromper, des concerts, des spectacles de théâtre, ordonné aux enfants de jouer dans les rues. Rossel pouvait bien faire toutes les photos qu’il voulait. Pour cacher la surpopulation du camp, des milliers de prisonniers juifs avaient été emmenés à Auschwitz un mois avant la visite, où ils avaient été gazés : « Vous avez vu la terreur. Ces gens vous fuyaient. Pour eux, c’était la mort immédiate » lui fait observer Lanzmann. « Ils me fuyaient » reconnaît Rossel. Pourtant, il insiste encore : « Cet asservissement, je ne l’ai pas digéré ». « Ils jouaient une comédie sous la terreur » rétorque Lanzmann, le confrontant jusqu’au bout à la réalité des faits. Paul Eppstein sera exécuté trois mois après la visite de Rossel qui ne se souvenait même pas de lui.
Alors que la lumière s’éteint complètement dans la salle, Claude Lanzmann met Rossel face, à la fois, à sa mémoire et à son propre rapport. Mais, têtu, celui-ci continue de considérer son rapport « plutôt satisfaisant » : « Je le signerais encore aujourd’hui ». Simple observation du cinéaste : « Vous auriez pu dire : il y a quelque chose de faux là-dedans ».
Un vivant qui passe, un projet de Nicolas Bouchaud, mise en scène : Eric Didry ; collaboration artistique : Véronique Timsit.
D’après Un vivant qui passe de Claude Lanzmann ; adaptation : Nicolas Bouchaud, Éric Didry, Véronique Timsit.
Avec Nicolas Bouchaud et Frédéric Noaille.
Dans le cadre du Festival d’Automne : au Théâtre de la Bastille, du jeudi 2 décembre 2021 au vendredi 7 janvier 2022
Points communs, Scène nationale / Théâtre 95 : Jeudi 3 et vendre 4 février 2022
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