© Magali Dougados (Comédie de Genève ) : Dans la mesure de l’impossible de Tiago Rodrigues
Tiago Rodrigues, passeur d’un regard sur le monde
Par Chantal Boiron
Tiago Rodrigues se considère comme « le passeur artistique d’un regard sur le monde ». Son père était journaliste. Sa mère, médecin. Cela explique sans doute beaucoup de choses, notamment, sa curiosité et le regard qu’il pose sur le monde. En février dernier, il créait à la Comédie de Genève Dans la mesure de l’Impossible, un spectacle où il donne la parole à des humanitaires.
Notons que ce fut la première création réalisée dans le nouvel espace de la Comédie de Genève, qui a déménagé et qui a été reconstruite dans le quartier des Eaux-Vives en s’inspirant du Rapport Langhoff. Désormais, la très ancienne et fort respectable institution genevoise est devenue, comme l’avait rêvé Matthias Langhoff, l’un des théâtres les plus révolutionnaires et les plus modernes d’Europe. Aujourd’hui, elle est codirigée par Natacha Koutchoumov et Denis Maillefer.
Dans la mesure de l’Impossible met en scène des récits d’humanitaires sur leurs expériences et leurs actions pour apporter leur aide à des personnes en souffrance dans des territoires en guerre, et dans des conditions extrêmes, des aidants ou des soignants qui espèrent « offrir un peu de possible à l’impossible » et ne veulent surtout pas qu’on les considère comme des «héros». Des gens entre deux mondes qui s’étonnent que l’on puisse s’intéresser à eux et vouloir faire un spectacle sur ce qui, pour eux, «reste un travail», leur « job ».
C’est un geste artistique fort qui part du réel, de témoignages véridiques, pour aller au-delà.
Passionné par l’humanitaire, « admiratif de cette générosité, de cette solidarité », Tiago Rodrigues dit néanmoins ne pas l’observer d’un regard naïf. À l’origine, il avait prévu d’accompagner des missions du CICR (Comité international de la Croix-Rouge). Avec la pandémie et la fermeture des frontières, cela n’a pas pu se faire. Alors Tiago Rodrigues et les comédiens Adrien Barazzone, Beatriz Brás, Baptiste Coustenoble, Natacha Koutchoumov ont rencontré sur place, à Genève, des humanitaires de deux ONG, la Croix Rouge et Médecins Sans Frontières. Ils ont recueilli leurs témoignages, accumulé des heures d’enregistrement même si, in fine, nous n’entendons dans le spectacle que quelques unes de leurs histoires. Le metteur en scène et ses interprètes ont réalisé les entretiens ensemble. Ainsi les comédiens ont-ils pu rencontrer leurs personnages, les interroger directement. « Les acteurs ont la mémoire de la vraie personne, de la personne qui a vécu l’histoire. Cela les responsabilise et les charge émotionnellement » expliquera Tiago Rodrigues lors d’un entretien à la RTS.
Au fur et à mesure des répétitions, il a décrypté les entretiens à partir desquels il a écrit le texte, construit le spectacle. Pas de restitution théâtrale, ni d’illustrations filmées de ce que les humanitaires ont vécu. Les spectateurs sont uniquement confrontés à leurs paroles. Parce que c’était sans doute la seule manière de rendre compte de la complexité des choses.
Quand le spectacle commence, on est immédiatement saisi par l‘image qui s’impose à nous : une immense toile de tissu écru suspendue à des filins qui peut évoquer des dunes dans le désert. Mais l’on pourrait aussi bien penser aux tentes claires d’un hôpital de fortune ou bien à celles d’un camp de réfugiés en Syrie, en Afghanistan ou dans tout autre territoire déchiré, mutilé par la guerre. Une image simple et évidente qui transcende ce qui nous est raconté. Un des humanitaires expliquera que « la tente est la métaphore de ce qu’ils font. »
Les filins, les câbles permettent aux comédiens de faire bouger la toile de tissu, de modifier la forme qu’elle prend et, par conséquent, de changer à vue la scénographie qui se transforme également en fonction des éclairages. Ainsi verra-t-on, un peu plus tard, les petites dunes ou tentes, selon notre imaginaire, se métamorphoser en une grande tente qui pourrait également suggérer une montagne menaçante. Et, vers la fin, alors qu’il sera question d’une tempête dans le récit d’un humanitaire, on la verra s’envoler jusque dans les cintres.
Tout au long du spectacle, on entend des bruits d’explosion, de canons. En le voyant voit apparaître, avec sa batterie et ses percussions, en ombres chinoises sous une tente, on découvre que c’est le musicien de jazz portugais Gabriel Ferrandini qui compose (ou improvise parfois ?) en live le ‘bruitage’ et la bande son du spectacle.
Avec pour toile de fond des images sans cesse mouvantes, les quatre acteurs, en ligne au bord du plateau, s’adressent le plus souvent directement au public, lui parlant à la première personne. Les voilà devenus go beetween, messagers des humanitaires qu’ils ont rencontrés et dont ils nous transmettent les paroles. C’est comme si les entretiens se faisaient en direct et que les spectateurs étaient eux-mêmes les interviewers. Simplement, les questions posées par Tiago Rodrigues et ses acteurs ont été coupées. Il ne reste que les réponses que l’on entend dans une des trois langues, le français, l’anglais ou le portugais, et qui sont sur-titrées soit en français, soit en anglais. Les langues se mélangent et se répondent. Et les premiers mots adressés par les humanitaires à des artistes de théâtre ne manquent d’humour : « I don’t like theatre. I really don’t like theatre. It’s not that I’m against it. I just always thought it’s boring. Really boring. »
Sans vouloir déflorer le spectacle en résumant de façon trop rapide et forcément trop simpliste les histoires bouleversantes qui nous sont racontées, retenons celle de ces hommes de l’impossible qui, au milieu des bombes et du chaos de la guerre, transportent avec tant de soin des cadavres qu’ils ont recouverts d’un drap blanc pour respecter leur dignité. Celle, totalement surréaliste, où l’on voit les lois de la botanique s’opposer aux lois humanitaires. Ou encore le dilemme terrible d’un humanitaire qui doit choisir entre plusieurs enfants celui qui « aura le plus de chances de survivre » et à qui il transfusera la seule pochette de sang dont il dispose. Et encore, le médecin jardinier qui emporte son petit pot de menthe partout où il peut soigner des gens. Ou l’histoire du petit footballer mythologique de l’impossible sauvé par une humanitaire qui lui donnera son propre sang et qui, à son tour, sera épargnée grâce au grand-père de l’enfant. Ou bien, la marche silencieuse dans les montagnes, tandis que les armes se sont tues, pour aller récupérer un gamin gravement blessé, etc. etc. Des histoires de vie et de mort… Des récits pleins d’espérance ou, au contraire, désespérés d’humanitaires confrontés à l’inhumanité, « à la merde ». Sans parler des retours difficiles dans « le monde du possible » où, cette fois, ils se retrouvent face à l’incompréhension ou à l’indifférence de leurs proches. Des récits sans pathos, sur le mode du constat.
Les déplacements et les mouvements des quatre acteurs obéissent à une gestuelle précise, rigoureusement chorégraphiée. Le plus souvent, ils se tiennent à distance les uns des autres mais, parfois, de tout petits gestes indiquent un rapprochement, une émotion trop forte qu’on ne peut cacher. Par exemple, deux mains qui se rencontrent et se touchent furtivement. Avec pudeur.
Lorsque les récits s’achèvent, les quatre comédiens sortent un à un. Sur le plateau, il ne reste plus que Gabriel Ferrandini qui se lance dans un long et magnifique solo…
Dans la mesure de l’impossible, texte et mise en scène de Tiago Rodrigues, créé le 1er février à la Comédie de Genève.
En tournée : Théâtre national de Bretagne à Rennes : 24 février -5 mars 2022 ; Scène nationale de Châteauroux :10 et 11 mars 2022 ; CDN Orléans-Val de Loire : du 15 au 17 mars 2022 ; TPR- La Chaux de Fonds : 25 et 26 mars 2022 ; CDN Besançon Franche-Comté : du 29 au 31 mars 2022 ; Théâtre de la Cité – CDN Toulouse Occitanie : du 6 au 8 avril 2022 ; La Coursive- Scène nationale de La Rochelle : du 12 au 14 avril 2022 ; Théâtre des Salins – Scène nationale de Martigues : 29 avril 2022 ; Maillon – Théâtre de Strasbourg – Scène européenne : du 4 au 6 mai 2022 ; Théâtre du Nord, CDN Lille – Tourcoing : du 11 au 14 mai 2022 ; Scènes du Golfe – Vannes : 18 et 19 mai 2022 ; Piccolo Teatro di Milano – Teatro d’Europa : du 25 au 27 mai 2022 ; Odéon – Théâtre de l’Europe (Festival d’Automne à Paris) : du 16 septembre au 14 octobre 2022