© Christophe Raynaud de Lage : Guillaume Pottier et Alex Fondja dans À la paix ! Un spectacle de Robin Renucci d’après Aristophane (adaptation Robin Renucci & Serge Valetti), à La Criée de Marseille
À la Criée, le rire rassemble
Par Chantal Boiron
Pour sa première création, « son premier Acte » en tant que directeur de La Criée, Robin Renucci met en scène À la Paix, d’après la comédie d’Aristophane. Il en co-signe l’adaptation avec l’écrivain marseillais, Serge Valletti (1). Dans la période troublée, d’une violence inouïe que nous traversons, on y voit un signe fort.
© Christophe Raynaud de Lage
De l’Athènes de Périclès à Marseille de nos jours : faire rire pour la Paix
Il y a longtemps que Serge Valletti se passionne pour Aristophane. Durant cinq ans, il a traduit et adapté onze de ses pièces, « travaillant, habitant, vivant dans ces textes qui nous parviennent de si loin » (2). Et voilà qu’avec Robin Renucci, il s’est remis à l’ouvrage pour nous offrir une nouvelle version, un nouveau regard sur La Paix, une de ses pièces les plus connues, les plus jouées, écrite à Athènes, au V ème siècle avant Jésus-Christ.
Avec Valletti et Renucci, nous quittons la Grèce antique, mais pas la Méditerranée, puisque l’action se situe à Marseille, de nos jours. C’est comme un hommage à la cité phocéenne. Serge Valletti nous le dit dans sa préface : « Même si l’univers de Marseille a toujours été très présent tout au long de mon travail aristophanien je n’avais jamais osé pousser aussi loin les références à ma ville natale, à sa géographie, à son peuple, à ses expressions imagées et, somme toute, dialectales. » (3) Un autre directeur de la Criée, Marcel Maréchal, avait déjà mis en scène la pièce d’Aristophane sur le Vieux-Port, en 1991. En la montant son tour, Robin Renucci s’inscrit dans l’histoire et la continuité de ce théâtre si emblématique de Marseille.
Dans leur transposition ‘moderne’, disons leur réactualisation de la pièce d’Aristophane, Renucci et Valletti ont gardé la dimension satirique, la trivialité, voire l’obscénité qu’elle contient. Car, Aristophane (d’aucuns le surnomment le Coluche du siècle de Périclès) n’y va pas de main morte. Avec ce pamphlet, son objectif était de secouer, de réveiller les Athéniens tout comme, pour Robin Renucci et Serge Valletti, il s’agit de faire de cette comédie paillarde, scatologique antique un pamphlet pour la Paix, « ici et maintenant ». Et, de réunir un public d’aujourd’hui, divers, composite, aussi fractionné et divisé qu’il puisse être, dans un moment de fête et de convivialité. On peut y voir de la naïveté. Et, en effet, il y a quelque chose de donquichottesque chez le protagoniste du spectacle.
© Christophe Raynaud de Lage
Une aventure collective, une fête partagée
Parce qu’il y a partout et sans cesse la guerre, qu’il en a marre de « la merde » qui pourrit sa vie et celle des autres autour de lui, que les gens n’en peuvent plus, Yv(r)e Rogne (Guillaume Pottier), viticulteur provençal, décide de partir à recherche de la Paix. Il a fabriqué, à partir d’une cuve de vinification, une machine invraisemblable : une machine à merde fonctionnant avec des excréments, produisant du méthane, ce qui, n’est-ce pas, est bien plus écologique et économique que l’électricité. La machine d’Yvre rote, pète, déborde de partout… Le ton est donné. Ses employés, sa fille considèrent notre (anti)héros pour un fou, abruti par les vapeurs d’alcool, qui prend ses rêves pour de la réalité. Le voilà qui s’enfonce dans sa cave alors qu’il croit s’élever dans les nuages. On est dans la farce et dans l’absurde : dans l’hybris du rire. C’est ce que voulait Aristophane, et c’est ce que l’on retrouve dans le spectacle de Robin Renucci. C’est une sorte de BD musicale (orchestrée par le groupe de hip hop marseillais IAM), ludique et joyeuse, d’où l’on sort ragaillardi, même si l’on peut trouver par-ci, par-là des longueurs et des lourdeurs. De toutes façons, ce n’est pas la construction de ses pièces qui a fait la renommée d’Aristophane. C’est son rire. Et, le rire est là. Un rire dévastateur et salvateur qui rassemble le public et fédère une communauté. Et ça, c’est beaucoup grâce au jeu des acteurs qui n’ont pas peur d’aller jusqu’au bout de la démesure, de se défoncer. À côté de comédiens reconnus, Renucci a fait appel à des élèves de l’ERACM : Maël Chekaoui, Victor Franzini, Marie Mangin, Gaspard Juan, Julia Touam. Confirmés ou débutants, tous forment une troupe énergique, généreuse et enthousiaste. Cela devient une aventure collective qui implique également les techniciens et le public.
Vêtu d’une combinaison bleue et rouge, Yvre a quelque chose d’un Batman dérisoire. Ayant réussi, du moins le croit-il à faire décoller sa machine infernale et puante, il survole Marseille et le Vieux-Port, croise des avions et finit par atterrir dans une sorte de no man’s land. Déception : les Dieux ne sont pas là. Ils ont déserté, laissant Hermès (Alex Fondja) garder leurs biens personnels, vaisselle, vases, et autres objets quotidiens. Soldat astronaute, armé d’une mitraillette, Hermès semble lui aussi sortir tout droit d’une BD. D’abord agressif, il se laisse amadouer par la pizza aux anchois que lui offre Yvre. Les Dieux se sont lassés de voir les humains s’entretuer et c’est désormais Guerre qui règne sur le monde, après avoir enfermé la Paix sous une dalle. Le fouet de Guerre (Anne Levy), Maîtresse femme sadique qui tyrannise et terrorise son serviteur Fracas, ne décourage pas Yvre. Faisant appel à l’aide de toutes les bonnes volontés, de nombreux jeunes spectateurs se prêtent joyeusement au jeu, il entreprend de libérer la Paix. On fait passer des câbles dans la salle, au milieu du public. La lourde dalle s’élève dans les airs faisant apparaître une magnifique amphore, aux lignes harmonieuses. C’est la Paix. Mais, même si la Paix a été libérée, en finir avec la haine et avec la vengeance, « retrouver le bonheur de vivre ensemble », ce ne sera pas si facile. Notre vigneron organise une fête, un repas où chacun est invité… L’ambiance conviviale du plateau se les spectateurs. Pourtant, rien n’est gagné. Déjà, on se dispute à propos du menu : cochon, brebis ou végétarien ? … Tapas ou couscous ? Un marchand d’armes en costume trois pièces vient se plaindre etc. La Paix, c’est trop incertain. Trop fragile. Pourtant, on danse, on chante, on rit, on fait la fête ensemble. On semble y croire. Des paroles de la chanson d’IAM adressée à la Paix résonnent comme une petite note d’optimisme : « Sache qu’un nombre infini de personnes ici continuent de t’aimer ».
1 – À la paix ! Un spectacle de Robin Renucci d’après Aristophane (adaptation Robin Renucci & Serge Valetti), La Criée Théâtre national de Marseille, jusqu’au 26 novembre 2023
2 – Tout Aristophane, Serge Valetti, La Chamaille/Théâtre – L’Atalante : 6 tomes (2012-2016)
3 – À la paix, nouvelle traduction de Robin Renucci & Serge Valetti , avec les paroles d’une chanson d’IAM d’après La Paix d’Aristophane, créée le 8 novembre 2023 au Théâtre de La Criée, Chez Walter, Avignon (2023)