©Victor Tonelli : Marcial Di Fonzo Bo dans Portrait de l’artiste après sa mort (France 41-Argentine 78), texte et mise en scène de Davide Carnevali
À la recherche de l’artiste disparu…
Par Chantal Boiron
Portrait de l’artiste après sa mort (France 41-Argentine 78) de Davide Carnevali, avec Marcial Di Fonzo Bo fait partie d’un des projets les plus intéressants du théâtre européen de ces dernières années. En effet, c’est l’une des quatre versions que le dramaturge italien a écrites, avec celles de Berlin, de Milan et de Barcelone. Le texte de Davide Carnevali a été créé, pour la première fois, en allemand (Ein Porträt des Künstlers als Toter) à la Staatsoper unter den Linden et à la Münchener Biennale, avec Daniele Pintaudi. La version italienne, Ritratto dell’artista da morto ((Italia ’41 – Argentina ’78), a été présentée au Piccolo Teatro di Milano en mars 2023, avec Michele Riondino. La version catalane, Retrat de l’artista mort (Espanya ’39 – Argentina ’78) au Teatre Lliure en juin 2024, avec Sergi Torrecilla … Quant à la version française de Caroline Michel, elle a été créée par Marcial Di Fonzo Bo en décembre 2023, à la Comédie de Caen.
Si la trame reste la même et si l’on retrouve, à l’identique dans les quatre mises en scène, la scénographie de Charlotte Pistorius, Davide Carnevali a retravaillé son texte en fonction de chacun des quatre interprètes, de leur biographie personnelle. Et avec leur totale complicité. C’est, chaque fois, un seul en scène dit à la première personne : le protagoniste, qui a le nom du comédien, doit se rendre en Argentine pour résoudre un problème d’appartement confisqué durant la dictature et qui doit être restitué. L’espace du spectacle, c’est précisément cet appartement. On est à l’intérieur, « dedans ». Le public est assis tout autour. Le dernier propriétaire, un musicien dissident politique, a disparu durant la dictature militaire en Argentine en 1978. Or, ce « desaparecido » travaillait précisément sur les œuvres d’un compositeur juif lui-même disparu en 1941, à Paris pour la version française. Étrangement, il se nomme Misiti, tout comme le compositeur de la musique originale du spectacle.

©Victor Tonelli : Marcial Di Fonzo Bo dans Portrait de l’artiste après sa mort (France 41-Argentine 78) de Davide Carnevali
Écrite comme une nouvelle, la pièce de Daide Carnaveli est à la fois une recherche historique, une enquête policière avec son suspense et une quête beaucoup plus personnelle. Le mélange entre réalité et fiction, ce va-et-vient continu entre l’intime et l’Histoire, entre des époques différentes du passé et aujourd’hui nous trouble. En effet, les biographies et la disparition-même des deux musiciens présente des analogies. Pourquoi et comment ont-ils disparu sans laisser de traces ? Quel a été leur sort ? Ont-ils été emprisonnés, déportés, tués ? L’appartement a-t-il été une scène de tortures ? Les lieux ont leur mémoire mais elle reste silencieuse. Sur le mur, la marque jaunie du piano est comme le symbole d’un corps mystérieusement disparu…
La mise en abîme est particulièrement impressionnante dans la version jouée par Marcial Di Fonzo Bo parce que lui-même est né en Argentine. La dictature militaire, qui a duré de 1976 à 1983, sa famille et lui-même l’ont vécue dans leur chair. C’est « son » histoire qu’il nous raconte. Il évoque des souvenirs personnels, fait circuler parmi les spectateurs de vieilles photos de famille…

©Victor Tonelli : Marcial Di Fonzo Bo dans Portrait de l’artiste après sa mort (France 41-Argentine 78), texte et mise en scène de Davide Carnevali
Et puis, Marcial Di Fonzo Bo est un formidable comédien. Difficile de ne pas se laisser gagner par l’émotion, de ne pas se poser des questions : qu’est-ce qui est fictif ? Qu’est-ce qui est vrai ? D’autant que les allusions à l’Histoire, argentine ou française, sont extrêmement documentées, précises : expropriations, spoliation de biens, enlèvements, disparitions, actes de torture etc.
On aimerait voir aussi les trois autres versions, entendre les récits du comédien de Berlin, de celui de Milan et de celui de Barcelone. Car, d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre, d’un acteur à l’autre, d’une histoire à l’autre, le projet de Davide Carnevali devient une réflexion tangible, palpable sur le nazisme et les fascismes qui ont marqué le XXe siècle, aussi bien en Europe qu’en Amérique du Sud, et cela au moment où ces menaces resurgissent en Europe comme dans le reste du monde. Il y a également, dans ce spectacle, la tentative de redonner la voix à des artistes qui ont été réduits au silence, interdits. La fiction venant réparer les traumatismes de l’Histoire.
L’appartement confisqué, où le piano finira par retrouver sa place, devient le musée de notre mémoire défaillante…
Portrait de l’artiste après sa mort (France 41- Argentine 78) est paru aux Solitaires Intempestifs, dans la traduction française de Caroline Michel.
Le spectacle a été créé dans sa version française, avec Marcial Di Fonzo Bo, le 13 décembre 2023 à la Comédie de Caen–CDN.
Il a été repris dès novembre 2024 au Quai d’Angers, CDN des Pays de la Loire que dirige Marcial Di Fonzo Bo depuis juillet 2023
En tournée : au CDN de Montpellier, Théâtre des 13 Vents, les 8, 9, 10 octobre et au TNBA Bordeaux les 9,10, 11, 12 décembre 2025.