Bienvenue sur le site de la revue Ubu
 

« Nous, les héros » : une troupe entre le rire et les larmes

©  Juliette Parisot : Nous les héros de Jean-Luc Lagarce, mise en scène de Clément Hervieu-Léger

Nous, les héros : une troupe entre le rire et les larmes

Par Chantal Boiron

Clément Hervieu-Léger vient de monter Nous, les héros (1), une pièce que Jean-Luc Lagarce a écrite en 1993, alors qu’il était malade du sida, et savait qu’il allait mourir : « Le matin, j’essaie péniblement d’écrire « Nous, les héros » _ on dirait un machin du XIXe siècle… » écrit-il dans son Journal, fin octobre 1993. En même temps, il répète Le Malade imaginaire de Molière qu’il met en scène.

Il y a une sorte d’alchimie entre Clément Hervieu-Léger et Jean-Luc Lagarce. Il y a sept ans, il avait déjà monté Le Pays lointain au Théâtre national de Strasbourg. Le spectacle fut repris à Paris, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe : « Mettre en scène Jean-Luc Lagarce fut pour moi une expérience singulière et décisive ».

Pour Nous les héros, il a choisi la version « avec le Père », parue d’abord en tapuscrit (Tapuscrit 79 – Théâtre Ouvert) en mai 1995, soit quelques mois seulement avant le décès de Lagarce qui n’aura pas pu, financièrement, monter sa pièce.

On décèle dans cette pièce, le geste de tendresse de Jean-Luc Lagarce envers sa compagnie, La Roulotte qu’il avait fondée à l’âge de 20 ans, envers les comédiens et comédiennes qui jouaient dans ses spectacles et qui ont partagé ses difficultés. Voilà ce qu’il écrit dans son Journal en décembre 1993, en parlant d’Irina Dalle, une des comédiennes du Malade imaginaire : « Ai travaillé un peu (je nettoie, j’élague sur Nous, les héros. Je ne suis pas doué, car je ne dis pas la vérité, « ma » vérité. Et si c’était, sans le savoir, une longue déclaration d’amour à Irina Dalle ? (Qui ne jouera pas, peut-être…) ». De fait, Irina Dalle jouera bien, en 1997, soit deux ans après sa mort, la pièce de Jean-Luc Lagarce, mise en scène par Olivier Py. C’était la version sans le Père, c’est à dire sans le chef de troupe (publiée aux éditions Les Solitaires Intempestifs).

©  Juliette Parisot : Nous les héros de Jean-Luc Lagarce, mise en scène de Clément Hervieu-Léger

Nous, les héros, c’est donc l’histoire d’une compagnie de théâtre qui, au sortir d’une représentation apparemment peu satisfaisante, se retrouve dans les coulisses, de l’autre côté du rideau. Il s’agit d’une troupe familiale, un peu comme dans les petits cirques d’autrefois : il y a le Père, le chef de troupe (Daniel San Pedro), la Mère (Judith Henry) qui gère le quotidien tant bien que mal, les deux filles Joséphine et Eduardova (Aymeline Alix et Juliette Léger), le fils Karl (Olivier Debbasch), actrices et acteur tous les trois, Raban le futur gendre (Thomas Gendronneau), destiné à reprendre la place du Père, le Grand-Père (Jean-Noël Brouté), Max l’ami (Guillaume Ravoire), Mademoiselle l’intendante (Clémence Broué)… Quelques acteurs sont venus leur prêter main forte : Madame Tschissik, la « star » de la troupe, le personnage que d’ailleurs jouait Irina Dalle et que joue ici, merveilleusement, Elsa Lepoivre de la Comédie-Française. C’est Vincent Dissez qui interprète Monsieur Tschissik, son mari.

Dans la scénographie imaginée par Camille Duchemin, une sorte de salle des fêtes, vétuste et tristounette, on trouve quelques signes des années 1950-1960 : une table en formica, un vieux transistor, des chaises pliantes… C’est là que nos comédiens se changent, rangent leurs costumes en commentant la représentation qu’ils viennent de donner. Ou plutôt, en réglant leurs comptes. Car, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils ne se font pas de cadeau. Et c’est drôle. Chacun s’explique, se justifie. Les critiques, en particulier celles de Madame Tschissik, pleuvent sur le fils. Madame Tschissik, non plus, n’échappe pas à ces chicanes. Hormis Raban qui est amoureux d’elle, le reste de la troupe la jalouse. Profitons-en pour dire que c’est l’opportunité de retrouver Elsa Lepoivre dans un registre comique où on ne la voit pas si souvent à la Comédie-Française alors qu’elle y est formidable : « Je sais ce que peut être le comique » dit-elle en parlant de Joséphine. Il faut dire qu’entre la fiancée de Raban et sa rivale, à quelques heures du mariage, c’est violent.

©  Juliette Parisot : Nous les héros de Jean-Luc Lagarce, mise en scène de Clément Hervieu-Léger

On assiste chez les personnages de Lagarce à une cristallisation des sentiments sur fond de menace de Guerre et de peur : « Si la guerre arrive… », c’est un leitmotiv chez eux. Sur son transistor, la Mère écoute des chants et des discours militaires menaçants. L’autre grande inquiétude, c’est la fragilité de cette petite compagnie de théâtre. On comprend très vite que les « affaires vont mal », que la troupe est, financièrement, dans une situation extrêmement précaire. Et l’on imagine cette bande de saltimbanques allant d’une ville de province à l’autre, de théâtre minable en théâtre minable, comme la Fille dans Music-Hall, pour essayer de vivre de leur art. C’est une troupe au bord de la crise de nerfs et de l’implosion.

Le thème de la séparation, du départ, de la fin de quelque chose est très prégnant dans la pièce de Lagarce. Cette question-là, on la retrouve chez tous les personnages. Le Père, qui se dit malade, s’interroge : « Que feriez-vous tous sans moi ? » Ce sont aussi les adieux de Raban à son ancienne vie. Ou encore Madame Tschissik qui, souvent, se demande si elle ne devrait pas « tout quitter (… ) Tout reprendre à zéro… » Toutes et tous rêvent d’une autre vie. En même temps, le mariage de Raban et de Joséphine qui doit avoir lieu le soir-même, annonce comme une transmission. Un héritage et un renouveau. La continuité dans la fin.

Et si tout est si compliqué et difficile pour eux, cela ne les empêche pas de jouer de la musique, de chanter (ils chantent en choeur  superbement Let me freeze de Klaus Naomi à partir de l’Aria de Purcell dans King Arthur), de se raconter des souvenirs de représentation, des histoires et des blagues de théâtreux. Monsieur Tschissik imite son épouse en la caricaturant. Leurs rires sont contagieux. C’est aussi le théâtre dans le théâtre : la troupe recherche une pièce pour son prochain spectacle. À la fin du repas, après les alcools etc., un peu pompettes, ils en font une lecture et Clément Hervieu-Léger imagine une scène joyeuse et très belle de théâtre d’ombres, avec un simple morceau de tissu blanc.

©  Juliette Parisot : Nous les héros de Jean-Luc Lagarce, mise en scène de Clément Hervieu-Léger

Nous le disions, Nous, les héros, c’est le cri, la déclaration d’amour de Lagarce à sa troupe et au théâtre et, cela, Clément Hervieu-Léger nous le fait très bien ressentir. Partager. Dans cette gaieté, cette légèreté apparentes, dans toute cette agitation, qui masquent à peine la mélancolie et la nostalgie, il y a quelque chose de tchékhovien. Le repas, la table que l’on dresse avec la nappe rappellent le premier acte des Trois sœurs. Et, la courte la scène entre Madame Tschissik et Raban évoque celle entre et Vania dans Oncle Vania : « Vous allez me dire les mêmes choses que les autres soirs ». Même la relation de Madame Tschissik avec son mari n’est pas sans nous faire penser à celle d’Éléna Andréevna avec le Professeur. Comme chez le dramaturge russe, on est sans cesse entre les rires et les larmes.

Et puis, il y a l’écriture de Jean-Luc Lagarce que nous font entendre admirablement les interprètes réunis par Clément Hervieu Léger, avec ses répétitions, ses questionnements, ses silences, ses brefs apartés qui sont comme des monologues intérieurs, ou peut-être des adresses au public. Ainsi, les apartés de Max pourraient être les réflexions de l’écrivain lui-même : « Il est moins fatiguant de vivre et de travailler et d’être, oui, et d’être avec des gens que l’on connaît depuis longtemps et avec qui s’est instaurée l’habitude, fut-elle mauvaise ou désagréable à supporter. »

On s’imagine bien que Jean-Luc Lagarce pensait forcément, en écrivant sa pièce, qu’il allait bientôt quitter pour toujours ses compagnons de route. Cette idée de la troupe, on la retrouve dans la distribution de Clément Hervieu-Léger. Alors qu’il vient d’être nommé administrateur de la Comédie-Française, succédant à Éric Ruf, il a donc fait appel à Elsa Lepoivre, sociétaire de la troupe, mais aussi à Aymeline Alix, toute nouvelle pensionnaire.

Cette tendresse, qui émane tout au long de la pièce par delà les départs, les séparations, les querelles et conflits, elle éclate dans la dernière scène du spectacle. Le Père et la Mère savent que Karl, lui aussi, va s’en aller. Alors le Père enlace la Mère et ils se mettent à danser… Tous ensemble, ils chanteront une dernière chanson, mélancolique, en se serrent les uns contre les autres, dans une sorte de ronde.

1) Création à Lorient du 23 au 26 septembre 2025, puis en tournée, notamment du 16 octobre au 1er novembre au Théâtre des Bouffes du Nord à Paris ; les 5 et 6 novembre 2025 au Théâtre National de Nice (salle La Cuisine); le 14 novembre 2025 au Théâtre de Rungis ; le 18 novembre 2025 à l’Espace Jean Legendre, Compiègne ; les 3 et 4 décembre 2025 au Théâtre de Caen

Tous les textes (théâtre et autres) de Jean-Luc Lagarce sont publiés aux éditions Les Solitaires Intempestifs

Share Post