© Marilyne Jacques – L’Enfant d’après La Mort de Tintagiles de Maurice Maeterlinck par le Théâtre de l’Entrouvert, mise en scène et scénographie : Elise Vigneron
À la croisée des arts et de la littérature
Par Chantal Boiron
Le Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes de Charleville-Mézières vient de fêter sa vingtième édition (20-29/09/2019). Belle longévité pour une Biennale entièrement consacrée, depuis soixante ans, à une discipline unique. Le Festival de Charleville-Mézières est, en effet, la seule manifestation au monde de cette importance qui soit entièrement consacrée à la marionnette.
Avec l’accueil de 104 compagnies originaires de 28 pays différents, ce festival est par ailleurs un gros marché où se rendent de nombreux professionnels. Pendant dix jours, la ville de Rimbaud prend des allures d’Avignon (il y a même un festival OFF) mais sans pression, ni tensions. Les Carolo-Macériens sont très investis dans leur festival. Par leur convivialité, leur gentillesse, ils contribuent à l’atmosphère populaire et chaleureuse que l’on ressent dans les rues de la ville. La marionnette fait désormais partie de leurs gènes. Et, dans une région sinistrée, qui a subi de plein fouet la crise économique avec la fermeture de ses usines, le festival est un vrai poumon économique. À Charleville-Mézières, les hôtels sont tous complets. Il faut s’y prendre longtemps à l’avance pour dénicher une location. Le week-end d’ouverture, qui fut particulièrement ensoleillé, les cafés, restaurants de la ville étaient pris d’assaut. Il faut dire que La Place des anges, le spectacle de la Compagnie Gratte Ciel, au-dessus de la Place Ducale, était magique.
Des artistes confirmés
Si la marionnette est à la croisée des arts de la scène (arts plastiques, théâtre, danse, cirque etc.), cette année, c’est la littérature qui a eu la part belle. Bérangère Vantusso s’est emparée d’un ovni littéraire Alors, Carcasse, le premier texte d’une jeune autrice Mariette Navarro. Ce texte poétique, qu’on peut trouver abstrait, difficile, met en jeu une créature onirique qui, par l’immobilisme de son corps, résiste aux pressions du monde. C’est un non de résistance. Sur un tapis rouge comme la piste d’un cirque, les cinq interprètes de la Compagnie Trois-Six-Trentes, tous formidables, opèrent un travail choral. Un rideau de tulle les sépare du public. Au départ, vêtus, d’un jean et d’un pull, ils sont statiques comme Carcasse. Ils tiennent des bâtons, à la fois accessoires et objets de manipulation. D’autres bâtons, plus longs, délimitent l’aire de jeu et dessinent une scénographie minimaliste qui contraste avec la complexité du texte. Puis, les interprètes commencent à bouger, à danser. Ils investissent l’espace. Ayant revêtu des vêtements plus festifs, brillants, avec du strass, ils nous font penser à des clowns felliniens. Ensuite, ils les enlèvent pour enfiler des shorts et des cagoules : tout cela, dans une continuité qui répond au flux de l’écriture. Quand ils font tomber le voile qui les séparait du public, quelque chose change brusquement. Les voilà qui se mettent à construire, avec les bâtons qui délimitaient l’espace scénique, des figures géométriques, très structurées. Leur énergie est contagieuse. Quelque chose de joyeux nous envahit. Il ne faut pas trop chercher à comprendre mais plutôt se laisser porter par la poésie du texte, par le travail sur la bande son et surtout par le jeu des interprètes. Ce spectacle, créé à Charleville-Mézières, sera repris au Studio-Théâtre de Vitry que Bérangère Vantusso dirige depuis deux ans.(1)
Autre moment fort : L’Enfant par le Théâtre de l’Entrouvert d’après La Mort de Tintagiles de Maurice Maeterlinck. Elise Vigneron (ancienne élève de l’ESNAM) qui signe la mise en scène et la scénographie a un grand talent et une belle sensibilité. Son adaptation de l’œuvre de Maeterlinck est toute en finesse et en poésie. Son travail sur la scénographie, passionnant : elle a imaginé un dispositif déambulatoire qui conduit le spectateur dans différents lieux, des lieux qui nous paraissent tous comme envoutés. C’est l’île où vivent Ygraine (Stéphanie Farison) et Bellangère, les sœurs de Tintagiles. La marionnette du jeune frère, réalisée par Arnaud Louski-Pane, est saisissante. C’est un magnifique travail plastique.
Claire Dancoisne (Théâtre de La Licorne) a également réalisé un très beau travail visuel pour L’Homme qui rit, d’après le roman de Victor Hugo (2), que ce soit dans les costumes ou dans les éléments du décor. On est frappé par la relation qu’il y a entre les comédiens maquillés, costumés à outrance, comme des personnages de BD extravagants et burlesques, et les deux marionnettes qui nous semblent a contrario plus réalistes, plus « humaines » : Gwynplaine, l’enfant au sourire mutilé, et Dea, la jeune aveugle. C’est très bien (trop bien ?) construit notamment dans l’enchaînement des scènes : la Cour d’Angleterre, l’errance des enfants avec Ursus, le théâtre forain, la Prison de Londres, la Chambre des Lords… Mais, il y a quelque chose de trop lisse dans le spectacle. Il manque la dimension grotesque et baroque, le souffle poétique de l’œuvre hugolienne. On reste un peu sur notre faim.
© Théâtre des Marionnettes de Bakou : Leyli & Majnoun, mise en scène de Tarlan Gorchu
Des stars internationales
Charleville est un festival international. C’est donc l’opportunité de voir des « stars » de la marionnette : par exemple, l’Américain Basel Twist. Dans son spectacle Dogugaeshi, qui a déjà beaucoup tourné et a été souvent primé, il n’y a pas de paroles. On n’en a pas besoin. C’est une merveille. Sur écran, des tableaux peints, abstraits et mouvants, se succèdent dans un fondu enchaîné. Sur une mini scène, une jeune femme joue en live une musique japonaise traditionnelle. À cela, ajoutons une marionnette : un animal aux longs poils, ludique, joueur et taquin. Voilà, ça suffit à nous emporter ailleurs dans un monde de rêve et de beauté. Basel Twist est un très grand artiste.
De l’autre côté de monde, en Azerbaïdjan, le Théâtre des Marionnettes de Bakou fait revivre une tradition ancestrale. Leyli & Majnoun, d’après un opéra du XVIème siècle, nous subjugue par la beauté des marionnettes à fils, la précision et la minutie du travail des manipulateurs. C’est un art véritable et un savoir-faire qui sont transmis, sous la direction de Tarlan Gorchu, aux nouvelles générations. Là non plus, il n’y a pas beaucoup de paroles. Et là non plus, ce n’est pas nécessaire. L’histoire est fort simple : Leyli et Majnoun s’aiment d’amour tendre mais les parents de Leyli s’y opposent catégoriquement. Un amour interdit comme celui de Roméo pour Juliette ou de Tristan pour Yseult. Loin de Majnoun, Leyli se laisse dépérir. À son tour, Majnoun meurt de chagrin sur la tombe de sa bien-aimée.
Un vivier de nouveaux talents
Charleville-Mézières est un festival de créations et un formidable vivier de nouveaux talents. On y découvre ainsi de jeunes compagnies souvent formées par d’anciens élèves de l’ESNAM (École Supérieure Nationale des Arts de la Marionnette) comme Clément Peretjako avec la Compagnie Collapse. Leur spectacle Maïdan Inferno dénonce la violente répression à l’encontre des manifestations estudiantines qui ont eu lieu à Kiev en 2013 sur l’ancienne place de l’Indépendance: un spectacle très documenté, peut-être trop documenté et trop didactique (on s’y perd) mais qui veut être un geste de mémoire et un geste politique. Ces événements tragiques servent de fond à une jolie histoire d’amour.
Laura Fedida a elle aussi été formée à l’ESNAM. Son spectacle, Psaumes pour Abdel, parle également de jeunes gens en révolte contre la société et en quête de liberté. Cette fois encore, il s’agit d’une histoire d’amour mais ça se passe à Paris. Nos révoltés sont de jeunes délinquants en mal d’être, qui ont maille à partir avec la justice et les flics. L’issue sera fatale. La scénographie, c’est une cabine téléphonique tout au bout d’un tapis qui se rapproche au cours du spectacle. Ajoutons une guitare électrique, un tas de petites sculptures qui font l’objet de scènes rituelles, de la musique live. C’est foutraque. Ça part dans tous les sens. Mais, il y a quelque chose de neuf, une sincérité qui nous interpelle.
Violaine Fimbel a fondé, dès sa sortie de l’ESNAM en 2014, la Compagnie Yokaï. Gimme shelter (Donne-moi un abri) mêle des acteurs avec des marionnettes. Cela commence de façon ludique puisque le public est scindé en deux groupes. L’un des deux groupes est invité à prendre place dans une sorte de manège enchanté (un peu kitsch), peuplé d’animaux et de créatures bizarres. Très vite, le ton se fait plus grave. On apprend que les animaux ont été contaminés suite à une catastrophe écologique. Puis, succédant à l’autre groupe qui a fait le parcours inverse, on se retrouve à l’intérieur d’un transformateur, un réduit minuscule, encombré de boîtes de conserve et d’objets hétéroclites, face à deux reclus enfermés dans leurs sacs de couchage: un SDF ventriloque et une marionnette, sa compagne de misère. Dans un coin, une télé allumée: leur seul lien apparent avec le monde extérieur. On est confronté à une situation de grande solitude et de détresse que l’on croit connaître à travers ce que les médias nous renvoient. Mais la proximité et l’intimité que l’on a avec ces deux personnages beckettiens (la marionnette femme est impressionnante de réalisme), leur peur d’un danger imminent nous interrogent. C’est un travail vraiment intéressant.
Vingt éditions plus tard, Charleville-Mézières reste un festival en devenir.
1) Au Studio-Théâtre de Vitry (du 11 au 15 octobre 2019).
2) Association Bourguigonne Culturelle de Dijon (21), le 29 novembre 2019 ; EPCC La Baracolle- Spectacle vivant Audomarois (62) les 6 et 7 mars 2020.