© Jean-Louis Fernandez: Le Côté de Guermantes d’après Marcel Proust, par la troupe de la Comédie-Française ; adaptation et mise en scène de Christophe Honoré, au Théâtre Marigny
Au Théâtre Marigny, chez les Guermantes
Par Chantal Boiron
La troupe de la Comédie-Française s’est installée au Théâtre Marigny jusqu’en janvier 2021, le temps que soient réalisés des travaux de rénovation dans la salle Richelieu. Le théâtre du Vieux Colombier et le Studio, dans le passage du Louvre, restent ouverts.
Pour les deux premiers spectacles de la programmation Marigny, l’administrateur général Éric Ruf a choisi l’adaptation par Christophe Honoré du troisième tome de La Recherche du temps perdu de Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, dans la grande salle. Et, au studio, François le saint jongleur de Dario Fo, mis en scène par Claude Mathieu, et magnifiquement porté par Guillaume Gallienne.
Avec Le Côté de Guermantes, Christophe Honoré signe son premier spectacle à la Comédie-Française. Adapter Proust, au théâtre comme au cinéma d’ailleurs, est un pari risqué. Christophe Honoré s’en sort très bien parce qu’il réalise, à partir de l’œuvre de Proust, quelque chose qui lui appartient, et qu’il prend des libertés mais sans jamais le trahir. D’abord, il s’est focalisé sur le troisième tome de La Recherche, moins lu, moins connu que les deux premiers : Le Côté de chez Swann et À l’ombre des jeunes filles en fleur. Si l’on connaît déjà certains des personnages (le Narrateur, son ami Robert de Saint-Loup, la grande tante de celui-ci, Madame de Villeparisis, qui est aussi l’amie de sa grand-mère et, bien sûr, Swann mais qui ne fera qu’une brève et ultime apparition, ou M. de Norpois), on va découvrir ceux qui sont les véritables « héros » de cette troisième partie : la Duchesse de Guermantes dont le Narrateur nous dira qu’il « l’aimait vraiment », son mari, Basin de Guermantes, et le petit cercle d’aristocrates qui gravitent tout autour d’eux. Le Côté de Guermantes, c’est aussi le tome de La Recherche où il est peut-être le plus question de l’Affaire Dreyfus. Le Narrateur en discute avec son ami, Robert de Saint-Loup. On en parle chez Madame de Villeparisis, chez la Duchesse de Guermantes etc.
L’espace de la mémoire et de l’imaginaire
Pas de lever de rideau au début de la représentation. Le décor s’offre à nous dès que l’on entre dans la salle. Christophe Honoré situe les chapitres du livre dans un même espace conçu par les scénographes Alban Ho Van et Ariane Bromberger : le hall d’une somptueuse demeure. Le Narrateur et sa famille ont déménagé et habitent désormais dans le même immeuble que le Duc et la Duchesse de Guermantes. Face à la porte à double battant qui ouvre sur l’hôtel des Guermantes, on devine, derrière une petite porte vitrée, l’escalier qui mène à l’appartement des parents du Narrateur. Au fond du hall, une grande porte cochère donne sur le square Marigny. Lorsque ses invités quittent Madame de Guermantes, après le dîner qu’elle a donné en l’honneur de la Princesse de Parme, la porte cochère s’ouvre et l’on voit la neige tomber.
C’est une idée simple et géniale. Ce hall qui sépare et réunit les Guermantes et la famille du Narrateur, c’est le lieu de la mémoire et de l’imaginaire. Comme Proust écrit son chef d’œuvre, fait ressurgir ses souvenirs, invente une multitude de personnages et de paysages, en restant cloîtré dans sa chambre, Christophe Honoré fait de ce hall la matrice de son spectacle. C’est l’espace unique où tout peut apparaître : il suffit d’un immense drapeau bleu blanc rouge et d’un feu de camp que l’on allume pour que l’on se retrouve à Doncières, la garnison où le Narrateur rend visite à son ami, Robert de Saint-Loup. Il suffit de grands panneaux en miroir, où elle se regarde, alors qu’on entend Ferré chanter Ton style, pour que l’on soit chez Rachel, la maîtresse de Robert. Il suffit de quelques tableaux (pas vraiment réussis) accrochés à ses murs (sans doute, les aquarelles qu’elle peint) et d’une petite chaise pour être dans les salons de Madame de Villeparisis. Ou encore, de rideaux de théâtre vert sombre et d’une accumulation de fauteuils de styles différents, véritable bric-à-brac, pour être, cette fois, chez le Baron de Charlus.
Là où, par de longues descriptions et digressions, Proust recrée ce monde-là avec ses codes et ses lois, Christophe Honoré procède par flashes. Ce sont comme les images, fugaces et incertaines, qu’il nous reste d’un souvenir ou d’un rêve que l’on tente de reconstituer, et qui nous reviennent par à coup. Pour accentuer cette confusion que génère une mémoire défaillante, en donnant un petit côté décalé, « inachevé » au spectacle, on a tout au long de la représentation des accessoires, des éléments qui n’ont rien à voir avec l’époque de l’écrivain : une guitare électrique, un preneur de son avec sa perche, symbolisant peut-être la « perche » que se tendent et saisissent les personnages de Proust dans leurs conversations mondaines et futiles. Les costumes de Pascaline Chavanne, les tubes des années 1970 que l’on fredonne et qui nous ramènent à un temps d’insouciance et de légèreté, contribuent aussi au mélange des genres et des époques. On est dans l’illusion théâtrale. Peu importe la véracité et la crédibilité des choses.
Du rêve au désenchantement
Au début du spectacle, alors que le Narrateur évoque ses souvenirs de Combray lorsque, avec ses parents, ils allaient se promener du côté de Guermantes, sa nourrice, Françoise (Julie Sicard) l’interrompt sans cesse : « Il y avait des nénuphars sur la Vivonne » rectifie-t-elle. Qui dit vrai ? Quelle est la mémoire la plus fiable : celle de Françoise, la fille de Combray ou celle du Narrateur qui n’y venait que le temps des vacances et, qui par son travail d’écrivain, réinvente, recrée ce qu’il a vécu. Notons au passage que notre villageoise semble très à l’aise dans ce nouveau monde. Voilà Françoise qui joue à la Parisienne. Elle fume alors que le Narrateur est asthmatique et n’hésite pas à mettre son grain de sel partout, quitte à l’agacer. D’ailleurs, tout le monde fume autour du Narrateur. En choisissant Stéphane Varupenne pour le rôle, Christophe Honoré n’a pas voulu en faire un personnage fragile et maladif. C’est un jeune homme qui a le charme et la finesse du Narrateur de Proust, mais bien portant !
Les autres personnages ressemblent davantage à l’idée qu’on s’en fait en lisant La Recherche : Elsa Lepoivre est une Oriane de Guermantes telle qu’on l’imagine. Elle a sa beauté, son élégance, son ironie qui peut être des plus cruelles. Pour faire un mot d’esprit, la Duchesse de Guermantes n’hésite pas à comparer Madame de Cambremer, la sœur de Legrandin, à un troupeau de vaches. En présence la Princesse de Parme, elle se moque de la maîtresse de son mari. Ce qui importe dans le salon de Madame de Guermantes, ou dans celui de sa tante, Madame de Villeparisis, c’est le mal que l’on dit des autres, à condition d’être spirituel. Oriane est-elle Célimène ? Peut-être, mais une Célimène lucide, sans illusions, qui a perdu l’inconscience et la légèreté de ses vingt ans. Et la Duchesse de Guermantes ne plaisante pas avec les prérogatives de son rang. Laurent Lafitte est un Basin de Guermantes séduisant, égoïste, imbu de ses privilèges, antidreyfusard. Mais, hormis Robert de Saint-Loup (Sébastien Pouderoux), les Guermantes sont tous antidreyfusards. Dans le rôle de Rachel, Rebecca Marder est une jeune courtisane, éprise de théâtre et de littérature, libre, effrontée, et joueuse… Elle danse, fume comme un pompier. Et s’amuse à exciter la jalousie maladive de son amant avec le premier homme venu. La Comtesse de Marsantes, interprétée par Anne Kessler, a la tendresse excessive d’une mère qui a un fils unique. Quant à Dominique Blanc, elle est une délicieuse Madame de Villeparisis, fantasque et joyeuse, qui n’hésite pas à rompre avec le conformisme de son milieu pour mener sa vie comme elle l’entend.
Oriane et Basin de Guermantes, le Baron de Charlus, Madame de Villeparisis, la Princesse de Parme et les autres, tous sont des personnages fantasmés. À un moment, ils forment d’ailleurs comme une ronde fantasmagorique. Par leur snobisme et leur fatuité, ils deviennent ridicules à leur tour, sans même s’en rendre compte. C’est l’insoutenable légèreté de l’être. Et même s’ils nous séduisent et nous fascinent (presque) autant que le Narrateur, nous rions d’eux comme eux-mêmes se moquent des autres. Il y a, dans ce spectacle, un humour, une petite note d’ironie qui sont chez Proust mais que l’on ne perçoit pas toujours en le lisant.
Pendant que Monsieur de Norpois (Gilles David) parle de l’Affaire Dreyfus avec Bloch (Yoann Gasiorowski), on entend la Marseillaise jouée à la guitare. Lorsque le Narrateur rend visite à Charlus (Serge Bagdassarian), il confond les styles de chaises et se fait insulter par le Baron. Même s’il nous émeut et s’il y a chez lui une dimension tragique, Charlus n’échappe pas au ridicule. Dans cette scène qui est très drôle, Stéphane Varupenne et Serge Bagdassarian sont formidables. La perche du preneur de son devient un élément de jeu entre eux. Quant à la Princesse de Parme (Florence Viala), aussi adorable soit-elle, elle est encore plus sotte et inculte que ceux dont se moque son amie, la Duchesse de Guermantes. Mais la Princesse de Parme est une Altesse, donc intouchable aux yeux d’Oriane ! Quand, après le départ de ses invités, alors que le Narrateur refuse de danser avec elle et qu’elle se met à danser toute seule comme un automate, Oriane nous fait rire, elle aussi. Comme chez son beau frère, le Baron de Charlus, il y a alors, chez la « fée » de Combray, cette étoile de la vie mondaine que le Narrateur et Swann admirent tant, quelque chose de risible et de tragique.
Les deux seuls moments graves sont la mort de la grand-mère du Narrateur qui nous est montrée en vidéo. Mais, là encore, Basin de Guermantes est venu trop tôt présenter ses condoléances au père du Narrateur : « Nous en rirons un jour » lui dit-il pour se faire pardonner sa maladresse ! Et puis, il y a la scène finale quand Swann (Loïc Corbery) dit aux Guermantes qu’il sera mort d’ici trois mois. Basin, déjà indifférent à l’agonie du marquis d’Osmond qu’on vient de lui apprendre, se montre tout aussi insensible à ce que Swann tente de leur faire comprendre. Ce qui le préoccupe, c’est qu’ils risquent d’arriver en retard à leur dîner en ville, et que sa femme a mis des souliers noirs avec sa robe de satin rouge. Quant à Oriane, désemparée, elle ne prendra pas le temps de témoigner sa compassion à celui qui fut certainement son seul véritable ami.
Pour le Narrateur, c’est le désenchantement. Les Guermantes ne sont pas « ce qu’il rêvait » quand, enfant, il se promenait le long de la Vivonne, qu’il admirait leurs portraits dans l’église de Combray, et qu’ils n’étaient encore pour lui qu’un Nom magique. Quant à Swann, vieilli et malade, il y a longtemps qu’il ne se fait plus d’illusion : « Ces gens-là sont d’une autre race, on n’a pas impunément mille ans de féodalité dans le sang ». Le spectacle s’achève par un rock.
Théâtre Marigny, Carré Marigny, Paris 8ème, jusqu’au 15 novembre 2020