© Christophe Raynaud de Lage : Marion Chiron, Karyll Elgrichi, Anthony Caillet et Damien Zanoly dans Martin Eden d’après Jack London, mise en scène de Mélodie-Amy Wallet au TNP-Villeurbanne
Au TNP, l’odyssée tragique de Martin Eden
Par Chantal Boiron
En adaptant, pour le TNP, Martin Eden » de Jack London, Mélodie-Amy Wallet a privilégié le récit et une petite forme. Elle en fait un spectacle avec deux comédiens (Karyll Elgrichi et Damien Zanoty) et deux musiciens (Anthony Callet et Marion Chiron), ce qui peut paraître un paradoxe puisque ce roman, comme la plupart des livres de Jack London, nous fait beaucoup voyager, de la Californie jusque dans les mers du Sud.
Ici, pas de vidéo, ni de décor spectaculaire. C’est notre quatuor qui, sur le plateau de la salle Jean Bouise, nous fait vivre, en mots et en musique comme dans une partition, l’odyssée tragique de Martin Eden. Les deux comédiens nous racontent son histoire comme s’il s’agissait d’un conte (on le sait depuis l’enfance, est toujours une invitation à voyager dans l’imaginaire), mais avec des scènes jouées, dialoguées qui s’intercalent dans leur récit. Lorsque le spectacle commence, on entend un air d’accordéon avant de découvrir nos deux comédiens, debout devant un rideau bleu. Si Damien Zanoty incarne plutôt Martin Eden et Karyll Elgrichi plutôt Ruth, la jeune fille dont il tombe amoureux, il leur arrive d’alterner leurs rôles. De fait, tous deux se partagent les personnages du roman de Jack London dont il est question dans le spectacle : Arthur, le frère de Ruth, M et Mme Morse, ses parents, Joe Dawson, le blanchisseur chez qui travaille Martin, Maria Silva, sa logeuse portugaise qui sera à ses côtés dans les moments les plus difficiles, Brissenden, l’esthète socialiste. Mélodie-Amy Wallet n’a pas tout gardé. Il est vrai que le livre de London fait plus de 700 pages ! Donc, on ne verra pas la famille de Martin Eden, ni Lizzie, la jeune-fille qu’il rencontre peu de temps après Ruth. La forme du récit, choisie par la metteuse en scène, apporte une distance même dans les moments les plus tragiques. Et, de l’humour. Par exemple, quand Martin s’extasie devant la chevelure d’or de Ruth, Karyl Elgrichi secoue ses cheveux sombres. La (fausse) simplicité de la mise en scène de Mélody-Amy Wallet, qui a assisté Jean Bellorini sur plusieurs de ses spectacles, contribue à faire naître l’émotion du spectateur. Martin Eden est un roman autobiographique. On y assiste à l’éducation sentimentale, intellectuelle et à l’apprentissage social de Martin Eden. On assiste également à la naissance d’un écrivain. Avec, en filigrane, une quête désespérée de son identité : « Qui est Martin Eden ? »

© Christophe Raynaud de Lage : Karyll Elgrichi et Damien Zanoly dans Martin Eden d’après Jack London, mise en scène de Mélodie-Amy Wallet au TNP-Villeurbanne
Lorsque Martin Eden, jeune marin californien, sans le sou et un peu rustre, débarque par hasard, avec sa casquette sur la tête, dans la famille de Ruth (il a secouru son frère Arthur lors d’une bagarre avec des ivrognes), il découvre pour la première fois un intérieur bourgeois, des livres et des tableaux. Lui, l’homme des mers du Sud, admire une toile représentant une goélette dans une mer en furie… Dans un recueil de poésie, il lit des vers de Swinburne qui le fascinent. Ce jeune homme pauvre, grossier dans ses manières, est sensible à la beauté. Arthur l’a présenté à sa famille comme « un homme sauvage ». Martin tombe aussitôt amoureux de Ruth, et de ses cheveux d’or. Chez les deux jeunes gens, c’est l’éveil du désir. Par amour pour Ruth, Martin va tout faire pour devenir « un homme civilisé », pour être « traité d’égal à égal ». Autodidacte, il s’enferme dans les bibliothèques d’Oakland et de Berkeley. Il veut tout apprendre, y compris les bonnes manières. Il arrête de boire, se lave les dents, se lime les ongles… Ruth lui donne des cours de grammaire. C’est une vraie « révolution morale » et… hygiénique ! Les deux comédiens sont excellents. Quant aux musiciens, ils forment un orchestre à eux deux, jouant de l’accordéon, de la trompette, du bandonéon, du trombone etc. On ne voit pas le temps passer. Sur le plateau, où la scénographie est réduite à l’essentiel, des cordages nous font penser à ceux qu’il y avait sur les vieux gréements. Des barres, que les interprètes hissent ou affalent, découpent l’espace dans sa verticalité.

© Christophe Raynaud de Lage : Marion Chiron, Karyll Elgrichi et Damien Zanoly dans Martin Eden d’après Jack London, mise en scène de Mélodie-Amy Wallet au TNP-Villeurbanne
Durant une traversée de huit mois dans les mers du Sud, Martin Eden lit tout Shakespeare et découvre sa vocation : il écrira. Pour lui, « les hommes de lettres sont les géants du monde ». Ce sera une succession d’échecs, ses manuscrits lui étant systématiquement renvoyés par les éditeurs. Il affronte la misère, la faim et le désespoir. Ce qui sépare Martin de Ruth est incommensurable. Elle appartient à la classe supérieure, avec ses préjugés. Pour ses parents, Martin Eden n’est qu’un aventurier, sans argent. La rencontre avec Brissenden, un poète lui aussi, sera pour Martin Eden déterminante et fatale : «Chérissez la beauté. Suivez-la », lui dit Brissenden. Les désillusions de Martin iront de pair avec sa prise de conscience de l’étroitesse d’esprit, de la médiocrité et de l’hypocrisie des bourgeois d’Oakland. Quand enfin le succès arrive, et que Ruth revient vers lui alors qu’il est célèbre et fortuné, pour Martin Eden, il est trop tard : « Vous vouliez m’enfermer dans vos carcans ». Il n’a plus qu’une obsession : «J’avais déjà tout écrit ». Et, la conclusion qu’il en tire est terrible : Martin Eden n’est personne. Ce n’est qu’un mirage. Les quatre interprètes déploient sur la scène une immense toile bleue. C’est comme une voile ou comme une vague des mers du Sud où Martin Eden va se perdre à jamais.
Martin Eden d’après le roman de Jack London (traduction de Francis Kerline), mise en scène de Mélodie-Amy Wallet au TNP (Salle Jean Bouise), 8 place Lazare-Goujon, 69001 Villeurbanne – Jusqu’au 14 décembre 2025