© Krafft Angerer : Le Moine noir d’après Tchekhov, texte et mise en scène de Kirill Serebrennikov
Avec Kirill Serebrennikov, au bord du gouffre
Par Chantal Boiron
Le Châtelet a programmé pour quatre représentations (16 -19 mars 2023) Le Moine noir d’après la nouvelle de Tchekhov, dans l’adaptation et la mise en scène de Kirill Serebrennikov. Créé au Thalia Theater de Hambourg, au printemps dernier, le spectacle avait fait l’ouverture du Festival d’Avignon, en juillet 2022. Et, dans le même moment, on pouvait voir, au cinéma, La Femme de Tchaïkovski, le dernier film de Serebrennikov présenté à Cannes, également en ouverture du festival, en mai 2022.
Le dilemme entre une vie médiocre et l’appel de l’Art
Si l’on fait le parallèle entre le film et le spectacle de théâtre (on peut lire dans UBU n°74/75 un entretien avec Krill Serebrennikov sur les rapports entre théâtre et cinéma), quelques réflexions nous viennent à l’esprit. Dans les deux œuvres, il est question de la folie. D’une folie que fait naître un mariage raté : celui d’André Kovrine avec Tania dans Le Moine noir. Et, dans le film, celui du compositeur Tchaïkovski (l’Américain Odin Lund Biron que l’on retrouve au théâtre dans l’un des trois André) avec Antonina (sublime Aliona Mikhaïlova), une de ses anciennes étudiantes. Il est également beaucoup question de création artistique, de l’Art. Au théâtre, avec un écrivain. Dans le film, avec un compositeur très célèbre.
Tania comme Antonina pensent faire le mariage de leurs rêves en épousant l’homme brillant et talentueux, le « Génie » qu’elles admirent. Mais voilà, c’est un échec total qui s’achève par un naufrage : « Notre mariage était une erreur, une grosse erreur » dit André dans Le Moine noir. Même constat pour Tchaïkovski qui, parce qu’homosexuel, ne voulait faire qu’un mariage blanc pour sauver sa réputation. Simple malentendu ou refus de regarder la réalité en face ? Antonina n’écoute pas Tchaïkovski. Elle n’entend pas ce qu’il essaie de lui dire dès leurs premiers rendez-vous. Elle s’enferme dans le déni jusqu’à tomber dans la folie.
Dans Le Moine noir, André se sent piégé par son mariage avec Tania et devient fou. Le choix entre l’ennui d’une vie médiocre de petit-bourgeois, et l’appel impérieux de quelque chose qui vous dépasse, de vertigineux… disons la vérité de l’Art : « Être libre, c’est être l’élu, servir la vérité, chercher la vérité, être de ceux qui rendront l’humanité meilleure… » dit-il. Un dilemme qui provoque chez lui une forme de schizophrénie.
Dans les deux œuvres, on assiste aux ravages que fait sur les protagonistes et leur entourage le malheur qu’ils ont eux-mêmes provoqué, à la transformation que cela entraîne chez eux. Et, c’est comme avec la fatalité grecque, tout était annoncé dès les premières scènes.
Il y a également l’impact que le mariage aura, chez Tchaïkovski et chez André Kovrine, dans leur rapport à l’art, à la création. Dans La Femme de Tchaïkovski, on ne voit jamais le compositeur composer, travailler quand il est avec Antonina. On le voit juste jouer quelques notes sur son piano. Comme si le mariage constituait pour lui un empêchement. L’entravait. De même pour André : une fois marié, il n’écrit plus. L’inspiration semble l’avoir quitté.
Le regard d’un clinicien
La rupture avec soi-même, la folie, Serebrennikov ne les traite pas de la même manière au cinéma et au théâtre. Au théâtre, c’est un tourbillon d’images et de lumières, de sons. La musique de Jēkabs Nīmanis, le saxophone, le piano ou le violon nous envoûtent. Le mouvement est incessant, très précisément chorégraphié. Parfois, on a la sensation d’être dans une transe hypnotique comme si Serebrennikov cherchait à nous faire ressentir, à chaque instant, la schizophrénie qui s’empare de Kovrine. Dans le film, pas de musique obsédante. Et, surtout pas celle de Tchaïkovski.
Contrairement au Moine Noir, ce qui nous frappe ici, c’est l’austérité, l’âpreté d’un huis-clos dont ni Antonina, ni le spectateur ne sortiront indemnes. Ce thriller psychologique, qui nous émeut autant qu’il nous perturbe, qui nous tient en haleine jusqu’à la dernière minute, c’est du théâtre de l’intime, aussi cruel qu’un drame de Strindberg.
Souvenons-nous de The Music Lovers, film culte que le Britannique Ken Russell tourna dans les années 1970 sur le même sujet : le mariage de Tchaïkovski et la folie de sa femme. Russell raconte l’histoire du point de vue de Tchaïkovski. Serebrennikov choisit celui d’Antonina. Ce sont les deux côtés de la médaille : pile ou face ? Avec Ken Russell, on a un film d’action, un déluge d’images, des décors incroyables, des personnages excessifs. La musique de Tchaïkovski (La Symphonie pathétique) est omniprésente. Quand on sait la culture et la passion cinématographiques de Serebrennikov, il est évident qu’il connaît le film de Ken Russell. À la différence du Britannique, le cinéaste russe regarde la relation toxique entre Tchaïkovski et Antonina d’un œil de clinicien. Il fait de nous les témoins, voire même les voyeurs de l’enfermement toujours plus grand de l’épouse du compositeur, de sa chute inexorable, étape par étape. Il y a une forme de radicalité chez lui.
Mais, si la vision des deux réalisateurs s’oppose, on est emporté chaque fois, chez Serebrennikov comme chez Russell, par une tragédie inexorable.
Une folie comme éclatée chez André… Une folie intérieure chez Antonina
© Krafft-Angerer: Le Moine noir d’après Tchekhov, texte et mise en scène: Kirill Serebrennikov
Pour en revenir aux rapports théâtre et cinéma, on dira, si l’on peut oser cette comparaison, que la folie d’André Kovrine, dans Le Moine noir nous apparaît comme éclatée, kaléidoscopique avec les trois comédiens (Mirco Kreibich, Odin Lund Biron, Filipp Avdeev) qui interprètent ce personnage dans trois langues différentes (allemand, anglais et russe), sans parler de la démultiplication des apparitions hallucinatoires du Moine noir avec des effets de lumière saisissants. Tania, elle-même, se dédouble entre la jeune Tania (Viktoria Miroshnichenko), amoureuse de Kovrine et la Vieille Tania (Gabriela Maria Schmeide) qui sait ce qui va advenir et qui regarde ce qui se passe avec lucidité, et une ironie amère. Elle est à la fois le regard extérieur et le fil narrateur.
Alors que ce qui nous émeut chez Antonina, c’est de voir comment sa folie la dévore de l’intérieur, comme elle s’emprisonne elle-même dans la solitude la plus totale. De voir comment elle se consume petit à petit en s’obstinant à vouloir être, en dépit du rejet de son mari, des humiliations qu’il lui inflige, Madame Tchaïkovski. C’est le piège où elle s’est elle-même enfermée. Contrairement à Ken Russell qui joue constamment avec la couleur et les tons chauds, Serebrennikov privilégie les tons froids et sombres : les bleus et les verts foncés, les noirs et les sépias. Seule tâche de couleur : la robe rouge que porte Antonina pour accompagner son mari à Saint Pétersbourg et que Tchaïkovski lui interdira de mettre pour leur photo de mariage. On est dans le monde de la nuit même si l’incendie flamboie à la fin du film. On l’est également dans Le Moine noir malgré le tournoiement hypnotisant des cercles de lumière.
Ce qui s’impose encore à nous, c’est le mystère, la dimension fantastique que contiennent les deux œuvres. Dans La Femme Tchaïkovski, le compositeur se lève de son lit de mort pour crier sa haine à son épouse.
Il faut pouvoir « suivre » Serebrennikov ! On sort de la projection du film aussi bouleversé que troublé. Le Moine noir nous fascine autant qu’il nous déconcerte. À propos du film comme de la pièce, on entend souvent :« C’est si dense, si intense, si brillant… C’est magnifique. Mais je ne sais pas si j’ai bien tout compris ».
Avec Serebrennikov, on plonge dans l’inconnu, dans quelque chose de complexe qui nous échappe, dont on pressent la profondeur et peut-être même la dangerosité, quelque chose qui nous donne la sensation d’être au bord d’un gouffre. C’est un voyage vers l’extrême.
On y verra la marque d’un très grand artiste.
Le Moine noir d’après Anton Tchekhov, une création du Thalia Theater, Hambourg. En France, au Festival d’Avignon (juillet 2022) et à Paris, au Théâtre du Châtelet, dans le cadre des Saisons du Théâtre du Châtelet et du Théâtre de la Ville hors-les-murs (du 16 au 19 mars 2023). Puis tournée internationale.
L’adaptation de Kirill Serebrennikov (traduite en français par Macha Zonina et Daniel Loayza), suivie de la nouvelle originale de Tchekhov (traduction de Gabriel Arout), est publiée chez Actes Sud-Papiers