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Baal, selon Armel Roussel: un poème psychédélique

©  Simon Gosselin : Baal de Bertolt Brecht, mise en scène : Armel Roussel 

 

 

Baal selon Armel Roussel : un poème psychédélique

 

Par Chantal Boiron

Artiste Associé au Théâtre du Nord, Armel Roussel vient d’y créer Baal (1), la première pièce de Bertolt Brecht, écrite à la fin de la première guerre mondiale. Brecht a vingt ans. Mobilisé, il a dû partir sur le front comme infirmier. Il est revenu dévasté, traumatisé par les atrocités et les ravages de la Grande Guerre en Europe. Avec Baal, il crée un anti-héros aussi énigmatique que fascinant, un jeune poète lyrique de son âge, charismatique et libertaire, cynique et alcoolique, qui brûle sa vie avec la rage désespérée d’un Villon ou d’un Rimbaud. Au cours de sa vie, l’écrivain allemand ne cessera de remanier cette pièce de jeunesse.

Armel Roussel a choisi de monter la version de 1919 dans la traduction d’Eloi Recoing (2). Il en fait une sorte de poème jazz/hard rock, «psychédélique» avec, dans le rôle-titre, Anthony Ruotte, jeune acteur Belgo-Français, sorti de l’INSAS il y a deux ans. « Un psycho-killer, qu’est-ce c’est ? » entend-on dans une chanson reprise en chœur par les acteurs au début du spectacle. C’est bien la question : qui est Baal ? Que recherche-t-il dans sa dérive erratique et mortifère ?

 

"Baal" de Bertolt Brecht, mise en scène : Armel Roussel - © Simon Gosselin

© Simon Gosselin: Baal de Bertolt Brecht, mise en scène : Armel Roussel

 

La scénographie de Clément Losson dessine une sorte de paysage mental qui pourrait représenter l’inconscient de Baal, peut-être ses rêves. Baal ne serait-il pas, en effet, l’homme qui voudrait vivre ses rêves, qui voudrait vivre dans ses rêves ? C’est ce que nous laisse imaginer Armel Roussel. Au fond de la scène, il y a un bar. Ce café, c’est le QG de Baal. Son lieu de vie et de création. C’est là qu’il écrit ses poèmes. C’est aussi le lieu où il rêve C’est là qu’il voudra, un jour, tout récrire, tout rejouer…

Le parquet, qui recouvre le plateau du théâtre, comme une piste de danse, est jonché de feuilles mortes ; au début de la pièce, on est en automne. Trois immenses troncs d’arbres figurent la forêt où travaillent les bûcherons que Baal rejoindra après avoir perdu son travail. Sur la scène du théâtre, ces différents espaces, imaginaires ou réels, s’entremêlent…

C’est dans ce décor composite, à la fois abstrait, poétique et suggestif, entre un café sordide et la nature qui est très présente dans Baal, que vont se succéder les vingt et un tableaux de la pièce, sans jamais perdre de vue que nous sommes au théâtre, que c’est un spectacle qui se joue devant nous. Armel Roussel situe l’action de nos jours. Cela commence par une fête en l’honneur de Baal. On parle de réseaux sociaux. On a des comptes Instagram. Cela pourrait être la parodie d’une soirée mondaine aujourd’hui dans une grande maison d’édition parisienne. À l’arrivée des comédiens qui se présentent en tant que personnages, le public les applaudit et, en particulier, Baal, le jeune poète talentueux que l’on fête et que l’on courtise. On le compare à Houellebecq, à Bukowski. On lève un toast à la vie, à la poésie. Lucide, trop lucide, Baal répond par la provocation, criant son mépris pour ces gens-là et leur hypocrisie. Dès ce premier tableau, on est dans la distanciation brechtienne entre les acteurs et les spectateurs. Il est fréquent que les comédiens descendent de scène pour aller jouer dans la salle, au milieu du public, auquel ils s’adressent en permanence. Ce qui caractérise également la direction d’acteurs, c’est le jeu choral des dix comédiens. Le seul personnage qui se détache vraiment de la troupe homogène, jeune et énergique, de « l’ensemble » qu’ils forment au sens brechtien du terme, c’est Baal. Il émane de l’interprétation d’Antony Ruotte le magnétisme trouble, toxique du jeune poète. Son hystérie, sa violence semblent avoir contaminé son entourage.

 

"Baal" de Bertolt Brecht, mise en scène : Armel Roussel - Photo © Simon Gosselin

© Simon Gosselin : Baal de Bertolt Brecht, mise en scène : Armel Roussel

 

Ange et démon, Baal est un être à double face, Docteur Jekyll et Mr. Hyde. Rien n’est sacré pour lui. Dans la prison, un aumônier (Romain Cinter) lui dira : « Vous n’avez de respect pour rien ». Baal lui rétorquera : « J’ai reçu tellement de coups ». À sa mère, il ment autant qu’un Peer Gynt. Autre signe de distanciation entre l’acteur et son personnage: notons que la mère de Baal est interprétée par un homme (Vincent Minne). 

Tôt ou tard, Baal finit par trahir celles et ceux qu’il attire à lui. Par pur caprice, il séduit Johanna (Émilie Flamant), la fiancée naïve de Johanes (Lode Thiery), son meilleur ami et son amant. Comme un enfant gâté et cruel brise son jouet, il brise leur histoire d’amour. Johanna se noiera comme Ophélie, après avoir été délaissée par Hamlet. Pour Johanes, Baal est à la fois Dieu et un porc. Baal le tuera. Il humilie les femmes qu’il séduit et les abandonne. Avec Emmie (Berdine Nusseider), la femme du marchand de bois, une petite bourgeoise amoureuse de lui, il se comporte comme un vrai maquereau.  Avec Sophie (Eva Papageorgiou), cela pourrait être une rencontre inespérée : « Il fallait quelque chose de beau dans cette antre maudite » lui dit Baal. Un rêve d’amour. Un bref instant, on croit que Sophie sauvera Baal de sa névrose mortelle. Armel Roussel les fait voyager en Andalousie. Mais non… Baal perd son emploi. Aux abois, il se fait exploiter dans le cabaret de John où, « clown pitoyable, vraie bête de foire », il est moqué, ridiculisé. De nouveau, c’est la descente aux enfers, la folle course suicidaire. Baal rejette Sophie qui attend leur enfant, a une relation sexuelle avec Ekart (Edson Anibal).  

Au cours des derniers tableaux, qui s’enchaînent à un rythme de plus en plus effréné, Baal se débarrasse de ses vêtements pour se retrouver torse nu, puis en slip, puis entièrement nu, courant dans un halo de lumière, comme s’il fallait ce strip-tease, comme si s’arracher ses vêtements était pour lui la voie étroite et nécessaire pour savoir enfin qui il est, regarder sa propre vérité : un monstre inutile, rien qu’une ‘pelure d’oignon’…

 

À la fin, le mur du fond où est accolé le bar s’ouvre en deux. On découvre les loges des comédiens et, derrière, une rue de Lille. Les acteurs quittent la scène. Baal se précipite dans la rue, déserte à cette heure tardive, en hurlant : « Qui a besoin de ma poésie ? » … Personne ne lui répond. Le public rit. Le théâtre aura eu le dernier mot.

 

 

 (1) – Création au Théâtre du Nord, à Lille (8-12 novembre 2022)

Reprise au Théâtre Varia, à Bruxelles (17 novembre – 2 décembre 2022) ; au Théâtre de La Tempête, Paris (2-23 juin 2023).

Tournée en préparation.

  (2) Publiée aux Éditions de L’Arche – Paris (2017)

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