© Vincent Bérenger – In Situ, chorégraphie de Jann Gallois
Châteauvallon 2024 : l’utopie de deux jeunes chorégraphes
Par Chantal Boiron
Au milieu des pins parasols s’enchâsse un amphithéâtre de pierres qui ouvre largement sur la Méditerranée. Construit par l’architecte toulonnais Henri Komatis dans les années 1960, est une sorte d’Épidaure moderne avec la mer, en toile de fond. C’est aussi un véritable complexe culturel, un foyer de créations artistiques avec un théâtre couvert, des studios qui accueillent des résidences…. Châteauvallon fêtera l’an prochain ses soixante ans. Le Théâtre national de la danse et de l’image, créé par Gérard et Colette Paquet, est devenu en 1998, sous la férule de Christian Tamet, un Centre national de création et de diffusion culturelles avec une programmation pluridisciplinaire et internationale. En 2015, l’association Union Châteauvallon-Liberté, qui regroupe désormais le Centre national de création et de diffusions culturelles de Châteauvallon et le théâtre Liberté à Toulon, obtiendra le label « scène nationale » avec Charles Berling à sa direction.
Depuis la fin des années 1990, Châteauvallon reste également un symbole de la résistance des artistes à l’extrême droite.
Partager le plaisir de danser…
Fidèle à la philosophie de Châteauvallon, l’édition 2024 (29 juin-23 juillet) du festival d’été s’est voulue résolument pluridisciplinaire : opéra, théâtre (Jacques Bonnaffé, François Morel, Gérard Mordillat…), danse (Béjart Ballet Lausanne, Anne-Teresa De Keersmaeker …), cirque (Circus Baobab, La Mondiale générale) etc.
Au cours de la soirée que nous y avons passée, nous avons pu découvrir les créations de deux jeunes chorégraphes talentueux. In Situ, qui marque son retour au hip-hop, est la douzième pièce de Jann Gallois. Elle l’a créée il y a tout juste un an. La chorégraphe expliquera lors d’une rencontre avec le public qu’elle l’avait imaginée à la fin du confinement avec sa volonté de mettre la danse « au cœur d’un propos », avec « l’envie de revenir dans la rue », de faire un spectacle « accessible à tous » qu’on pourrait interpréter n’importe où dans l’espace urbain, dans les rues, sur les places, pour l’offrir « aux gens qui passent » et partager avec eux, « par contagion », avec une générosité spontanée, le plaisir de danser.
À Châteauvallon, In Situ s’est joué pour la première fois sur un ‘vrai’ plateau. Certes, en plein air, au milieu des arbres. De jeunes spectateurs s’étaient assis autour de la scène circulaire dans une grande proximité avec les quatre interprètes : Juliette Bolzer, José Meireles, Serena Pedrotti et le breakdancer angevin Erwan Tallonneau (alias Bboy R-One). Pour eux, ce soir-là, les grandes vacances commençaient. L’école était finie. C’était un public familial.
In Situ s’ouvre sur un prologue ludique, clownesque. Deux (faux) techniciens tentent de ranimer deux danseuses qui se disent ‘empêchées’ ; elles prétendent ne pas pouvoir danser, ne pas en avoir envie, ne pas être en forme, ni l’une ni l’autre. Leurs corps semblent inertes. Nos faux techniciens ont bien du mal à les mettre debout et à les faire bouger. Un jeu de rôles burlesque qui conquiert immédiatement notre jeune public ; les fous rires fusent. Lorsqu’enfin, nos deux danseuses se mettent en mouvement, c’est une danse inventive, brillante. Il y a de l’humour mais aussi, par-ci, par-là, une touche de mélancolie. Les deux garçons les rejoignent et, une fois réuni, le quatuor se lance dans un hip-hop acrobatique et rythmé ; les corps obéissent à une mécanique complexe, réglée avec une extrême précision, s’imbriquant avec virtuosité dans des figures incroyables. À la demande de Jann Gallois, Charles Amblard a composé la musique du spectacle spécifiquement à partir de sa partition chorégraphique : « Pour moi, la musique est dans les corps » expliquera-t-elle. « Je vois de la musique dans les mouvements ». N’oublions pas qu’elle-même est musicienne de formation et qu’elle joue de plusieurs instruments. À la fin, les quatre interprètes font tomber le 4ème mur et, enchaînant avec des mouvements plus simples, invitent les jeunes spectateurs assis autour d’eux ainsi que les adultes qui avaient pris place sur les gradins à venir les rejoindre dans une danse ouverte à tous … Notons que si la chorégraphe ne danse pas dans cette pièce, une des deux danseuses lui ressemble étrangement.
De l’effondrement jaillit la lumière …
Pour le chorégraphe Nacim Battou, actuellement artiste associé à Théâtres en Dracénie à Draguignan, Châteauvallon est un peu « sa maison » … Avec sa compagnie Ayaghma, il y a déjà présenté Dividus. Et c’est pour Châteauvallon qu’il a retravaillé, reconstruit les trois épisodes de sa dernière création Notre dernière nuit pour en faire une version condensée d’une heure. Il en résulte un spectacle intense, sombre qui nous interroge sur des thèmes comme, par exemple, la culpabilité dans le premier mouvement. Dans un cercle de lumière, une des interprètes énumère les raisons que nous aurions de culpabiliser et nous répète en scandant : « Vous n’avez rien fait. Tout est de ma faute ». C’est peut-être aussi une manière de nous renvoyer à notre responsabilité. Des spectateurs se sont installés sur le plateau dans les chaises longues colorées du festival, formant ainsi un autre cercle autour du cercle de lumière. Sur la musique de Purcell se joue quelque chose de tragique, de très fort, avec des corps qui tombent, qui s’effondrent d’un seul coup. Cela évoque la guerre mais également des violences plus intimes…
Saluons le très beau travail des six interprètes (Emmanuel De Almeida, Ludmila Gilles, Niń Khelifa, Thimothée-Aïna Meiffren, Andréa Mondolini et Arthur Serfaty) qui forment un groupe organique, virtuose et puissant. En toile de fond, l’ombre inquiétante des grands pins parasols, qu’on devine dans l’obscurité de la nuit, renforce le sentiment d’angoisse. Mais cela ne dure pas. Dans un magnifique solo, par-delà la mélancolie et la tristesse, on perçoit une lueur d’espoir : « Elle est revenue » dit la chanson que l’on entend alors.
Pour Nacim Battou, « la lumière sort de l’effondrement ». Avec la lumière, il y a la vie. Et l’émerveillement. Le dernier mouvement nous invite à voir ce qu’on ne voit pas ordinairement, à regarder autrement, comme si c’était la toute dernière fois. En ce sens Notre dernière nuit veut être une expérience initiatique: « Ce n’est pas facile de regarder différemment, de se décaler un petit peu » fera remarquer Nacim Battou au cours d’un échange avec le public de Châteauvallon.
Festival d’été de Châteauvallon (29 juin-22 juillet 2024)
Tournée : Notre dernière nuit de Nacim Battou (Compagnie AYAGHMA) : 12 octobre 2024 : Théâtre de l’Olivier à L’Usine – Istres (13) ; 19 octobre 2024 : Port-Saint-Louis (13) ; 26 octobre 2024 : Festival Karavel – Bron (69) ; 24 et 25 avril 2025 : L’Archipel – SN Perpignan (66)
c’est la fête.