« La Mort d’Empédocle » : la leçon de théâtre de Bernard Sobel

© H. Bellamy : La Mort d’Empédocle de Johann-Christian-Friedrich Hölderlin, mise en scène de Bernard Sobel, au Théâtre de l’Épée de Bois.

La Mort d’Empédocle : la leçon de théâtre de Bernard Sobel

Par Chantal Boiron

Il y a parfois de magnifiques spectacles qui nous enthousiasment. Et, il y en a quelques-uns, bien plus rares ceux-là, dont on sort bouleversés, en se disant : « J’ai vu un grand spectacle, un spectacle essentiel qui va me marquer longtemps ». C’est ce qui se passe, au Théâtre de l’Épée de Bois, à La Cartoucherie de Vincennes, avec La Mort d’Empédocle (Fragments) dans la mise en scène de Bernard Sobel. Dans la salle en pierre de l’Épée de Bois, on a suspendu au-dessus de la scène une grande banderole avec ces mots : «En hommage à François Tanguy ». Signe de fraternité entre deux artistes dont l’un est parti beaucoup trop tôt. Continuant de monter ces grands poètes allemands qu’il aime tant (Brecht, Kleist, Grabbe etc.), Sobel revient une nouvelle fois à Hölderlin et à sa tragédie inachevée : La Mort d’Empédocle.

Le plateau est nu. C’est l’espace vide avec, au fond, un magnifique mur de pierres. Avec La Mort d’Empédocle, Sobel réalise un des plus beaux spectacles de la saison théâtrale sans argent, grâce au bénévolat de la plupart de ceux qui font partie de cette belle aventure et qui l’admirent. En effet, à 87 ans, ce Maître de la scène européenne n’a plus aucune subvention. Comment ne pas être en colère ? Les seuls outils de Sobel à l’Épée de Bois, ce sont le jeu, la voix des acteurs et quelques éclairages, toujours judicieux. Avec intelligence, avec leur connaissance profonde, leur immense maîtrise du théâtre, et disons-le, avec l’humilité que l’on trouve uniquement chez les plus grands, Bernard Sobel et Michèle Raoul Davis, complices depuis tant d’années, utilisent uniquement mais totalement le lieu dont ils disposent : les acteurs sortent par la salle, ouvrent une porte qui donnent sur l’extérieur etc. Voilà tout. Notons que Richard Peduzzi a jeté ‘un regard’ à la scénographie. Et que Daniel Franco les a aidés pour la dramaturgie.

Les comédiens sont vêtus comme des gens d’aujourd’hui, sans connotation précise. Cela suffit pour qu’Hölderlin et, à travers lui, Empédocle, le philosophe présocratique, soient nos contemporains. C’est là que réside la modernité de Bernard Sobel. Rien n’altère, n’entrave l’écoute du poème de Hölderlin. On dit que ce texte magnifique, dont il a écrit trois versions mais dont il ne nous a laissé que des fragments, est un texte impossible à monter au théâtre. Eh bien, Bernard Sobel nous démontre le contraire. Dès les premiers mots, on est happé par la poésie de Hölderlin, par le drame d’Empédocle, et on oublie le temps qui passe.

Abandonné par les Dieux dont il a été longtemps le protégé, chassé par les citoyens d’Agrigente qui lui étaient acquis (« le Peuple, qu’était mien, s’est armé contre mon âme – Et m’a rejeté »), Empédocle (Matthieu Marie) est désormais seul, délaissé de tous. Hermocrate (Marc Berman) le lui dit : « … te voici un étranger – Inconnu de tous les vivants ». Dans ses monologues, le philosophe nous paraît en plein désarroi. Son débit est lent, un peu saccadé comme s’il cherchait ses mots. Empédocle, c’est Hölderlin : un Hölderlin déjà fragilisé par la folie qui le guette. Pourtant, les fidèles du philosophe ne sont jamais très loin, inquiets de ce qu’il va faire. Délia (Julie Brochen), Panthéa (Valentine Catzéflis), la fille de son ennemi, Critias (Gilles Masson), qu’il a sauvée de la mort. Et surtout, Pausanias (Laurent Charpentier), le jeune disciple, « le trop fidèle ». Disons un mot de la direction d’acteurs : avec Sobel, chaque comédien est toujours à son exacte place, là où il DOIT être. C’est un poème tragique : pas de mouvements, ni de gestes inutiles qui distrairaient notre écoute.  Résultat : tous les comédiens sont formidables, y compris les jeunes élèves de la Thélème Théâtre École que dirige Julie Brochen : Yanis Costantini, Eva De Jesus Flecho, Eliana Frischer, Boris Gawlik, Eva Loriquet, Alexandre Ohanessian, Thibault Saint Louis, Mathild Schaller, Céline Squiban. C’est un très beau travail de troupe porté par Mathieu Marie. L’acteur a le charisme de son personnage.

 

Et puis, l’épure n’est-ce pas toujours un signe de beauté ? Quand Empédocle se retrouve seul, plongé dans ses pensées, dans ses questionnements, un simple cercle de lumière l’entoure. On est dans l’intériorisation alors qu’il médite sur lui-même, sur les erreurs de son passé et qu’il va prendre une décision irrévocable. Il va se suicider, se jeter dans l’Etna : « Car oui je veux mourir. C’est mon droit ». En effet, c’est sa Liberté. On peut y voir la manifestation d’un orgueil démesuré, de l’Ubris grecque. Et s’il y a tragédie, ce serait d’abord celle de ceux qui l’aiment, qui redoutent ce qu’il va faire et voudraient l’en empêcher, qui souffrent d’avoir à se séparer de lui. Banni, Empédocle quitte sa maison, renvoie brutalement ses esclaves. Seul, Pausanias réussira à l’accompagner, avec son pull et son sac à dos… pour peu de temps. Après un dialogue poignant entre Empédocle et son jeune disciple, celui-ci partira de lui-même. Il y aura, enfin, la rencontre avec Manès (Azil Raïs) qui pourrait être une dernière tentation comme celle du Christ dans le Désert. Mais, désormais, Empédocle ira son chemin : « C’est dans la mort que je trouve le Vivant Et aujourd’hui même je vais à Elle (…) ». La Mort d’Empédocle, c’est la tragédie du renoncement pour une mort librement choisie.

 

Création au Théâtre de l’Épée de Bois – Cartoucherie de Vincennes (Du 19 janvier au 5 février 2023)