© Pierre Grosbois
Le bruit des arbres qui tombent : un songe mélancolique et ludique
Par Chantal Boiron
Une grande bâche noire recouvre le plateau vide. À l’aide de cordes, les quatre interprètes (un à chaque coin du plateau) soulèvent la toile, la font grimper dans les cintres, puis redescendre. À un moment, la bâche forme un immense hamac au-dessus de la scène. Sous le reflet des spots, elle devient par instants presque lumineuse. On a l’impression (fausse, sans doute, mais peu importe) que les mouvements de la bâche, que les reflets de la lumière suivent le rythme de la musique de Mahler que l’on entend alors. La bâche, cela pourrait être une immense voile qui flotte au vent, qui danse dans le vent. Cela pourrait être la mer, une nuit, au clair de lune. On est dans l’imaginaire. Les interprètes, trois hommes et une femme, manipulent leurs cordages comme des marins ou des artisans, ou bien comme des enfants. Car cela pourrait être tout simplement un jeu. Plus tard, la bâche se repliera sur elle-même en un immense drapé. Et puis, sur les dernières notes de Mahler, elle finira par s’écraser au sol avec fracas. Comme les vagues qui se brisent contre la grève, les jours de tempête.
Les quatre manipulateurs se sont mis à danser : une danse de Sioux énergique, qui se voudrait agressive, et nous fait rire. L’un d’eux s’arrête et sort de la danse ; un autre en fait de même, puis un troisième. Celui qui reste s’assoit au bord de la scène, la bâche plaquée contre son dos. Comme un Indien, ou plutôt là encore comme un enfant jouant à l’Indien, il se met à dessiner sur son torse nu…
Pour Le bruit des arbres qui tombent, qui s’est donné cet automne au Théâtre de la Bastille à Paris (du 28/09 au 14/10/2017), Nathalie Béasse a tout conçu. Elle fait du théâtre d’auteur. Formée à l’École des Beaux-Arts et au Conservatoire d’art dramatique d’Angers, elle crée sur le plateau une écriture scénique où l’élément principal, c’est la scénographie, les images et les sons, ainsi que la gestuelle des acteurs qui s’enchaînent dans un flux continu. C’est une écriture qui se réinvente sans cesse, une écriture en mouvement. Tout naît de là.
Avec ses interprètes, qui sont aussi bien comédiens que danseurs ou musiciens, elle nous raconte des histoires. Dans Le bruit des arbres qui tombent, chacun porte la sienne. Celle de la danseuse Estelle Delcambre commence par « il y avait autrefois … », comme dans un conte. C’est un extrait de La Vie Tranquille de Marguerite Duras. L’histoire d’une famille pauvre, d’une maison où « habitait le songe patient ». Elle tient dans ses bras un vase rempli de fleurs blanches. Une fois son histoire finie, elle le pose sur la scène. Et, aussitôt, enchaîne sur un numéro d’acrobatie avec Clément Goupille. Les voilà tous deux accrochés au mur du fond. Dans cette position incommode, ils dansent en défiant les lois de l’équilibre.
Il ne se passe pas grand chose durant ce spectacle. Pourtant, on est captivé. Il y a les images… Il y a le paysage sonore, avec les musiques et les diverses langues qu’on entend. Et puis, même si, en effet, « il ne se passe pas grand chose », c’est toujours quelque chose de nouveau qui nous interpelle. Par exemple, ce sont des petits gags, des notes d’humour qui viennent rompre la tonalité mélancolique du spectacle.
Empêchés dans leurs actions, les protagonistes vont tout de même, avec détermination, jusqu’au bout de ce qu’ils veulent faire. Pendant que Karim Fatihi raconte son histoire, en arabe, on a droit à une blague presque triviale. Le comédien, plutôt rondouillard, a enlevé sa chemise ; un autre en profite pour venir le masser … et le chatouiller. Pourtant, pas un seul instant, Karim Fatihi ne se déconcentre. Autre exemple : alors qu’un homme avec une valise (Érik Gerken) récite la généalogie de Jésus-Christ, tirée de L’Évangile selon Saint Matthieu, « Abraham engendra Isaac ; Isaac engendra Jacob… », on lui verse un seau d’eau sur la tête, comme pour un baptême. Érik Gerken finira par enlever, un à un, ses vêtements trempés. En slip mais imperturbable, il ira jusqu’au bout de sa longue litanie.
Tout est mouvement. Tout est jeu. Tout est rêve. La scénographie de Nathalie Béasse se réinvente parfois rien qu’avec les déplacements, les gestes, le corps de ses interprètes. Érik Gerken se transforme en vieille femme et se met à arpenter le plateau et la salle en criant à tue-tête. Un autre se métamorphose en sapin baladeur. Il y a de la douceur, de la poésie dans ce sapin qui virevolte et tournoie sur lui-même.
Ce sont aussi les objets qui peuvent produire des petits événements incongrus et drôles : de la terre, des bûches qui tombent des cintres, des cailloux blancs qui s’échappent d’une valise. Plus tard, c’est la valse des habits qu’on prend plaisir à envoyer en l’air. Après avoir jeté tous les vêtements, nos quatre compères les ramassent, les trient. Puis, relevant jupe et pantalons, se mettent à danser avec une énergie folle, en s’amusant, comme des gamins dans une cour de recréation, du bruit qu’ils font sur le plateau avec leurs pieds.
Parfois, l’émotion est plus intense, plus tragique. Clément Goupille s’enterre dans la terre qui s’entasse sur le sol. Estelle Delcambre vient l’aider à se relever. Il chancelle. Elle le soutient. Protectrice, elle lui enfile un pull, un pantalon, finit par le rhabiller entièrement. Jusqu’à lui mettre une perruque. Joli moment : entre gravité et sourire, comme tout le spectacle.
Tournée 2018 : 16 et 17 janvier: Le Théâtre, Scène nationale de Saint Nazaire ; 24 et 25 janvier : Théâtre La Paillette, Rennes; 1er février : Le Canal, Scène conventionnée de Redon; 15 et 16 février: Le Quai, CDN Angers Pays de la Loire ; 21 et 22 février: Théâtre de Lorient, CDN …