Le mystère Tiago Rodrigues

© DR Filipe Ferreira : Catarina ou la beauté de tuer des fascistes de Tiago Rodrigues

 

 

Le mystère Tiago Rodrigues 

 

Par Chantal Boiron

À chaque nouveau spectacle, Tiago Rodrigues nous surprend et nous impressionne. Cet automne, l’écrivain et metteur en scène portugais, nouveau directeur du Festival d’Avignon, a été présent à Paris avec trois de ses dernières créations : Dans la mesure de l’impossible à l’Odéon, spectacle dont nous avons parlé ici (http://ubu-apite.org/tiago-rodrigues-passeur-dun-regard-sur-le-monde/).

Aux Bouffes du Nord, Catarina ou la beauté de tuer des fascistes, une fable politique sur les dangers du populisme, dans le cadre du Festival d’Automne. Et Chœur des amants, magnifique poème sur le temps et l’amour. Chaque fois, on a un propos différent. Chaque fois, une esthétique différente. Chaque fois, une émotion nouvelle… Et, en même temps, on retrouve, d’un spectacle à l’autre, la même réflexion profonde, généreuse et sensible sur notre société.

Comment un artiste aussi prolifique peut-il autant se renouveler dans son travail de création en ayant une véritable cohérence dans son interrogation sur les gens et le monde d’aujourd’hui ? Il y a là, un mystère Tiago Rodrigues.

 

 

 

Dans Catarina ou la beauté de tuer des fascistes (1), Tiago Rodrigues ne craint pas de nous provoquer, nous spectateurs d’Europe de l’Ouest, qui avons la chance de vivre (pour l’instant encore) dans des démocraties. Certes fragiles, parfois même vacillantes. Et s’il nous provoque, c’est  justement pour nous réveiller et nous faire réfléchir.

Cela commence sur un ton léger et joyeux, dans une maison de bois au milieu d’une forêt de chênes-lièges où une famille se retrouve pour un repas de fête. La table est dressée. On parle de faire griller des pieds de porc. Et même si les hirondelles sont en exil et ne migrent plus, comme le fait remarquer l’un des personnages, il règne dans cet endroit une atmosphère ‘tchekhovienne’. Pourtant, c’est dans ce cadre champêtre que se perpètre, de génération en génération, le meurtre de politiciens fascistes. Cela remonte au 19 mai 1954, le jour de l’assassinat de Catarina Eufémia, une jeune femme rebelle devenue une légende de la résistance anti-fasciste portugaise. Dans la pièce de Tiago Rodrigues, l’aïeule de la famille était la meilleure amie de cette héroïne historique et, pour la venger, elle avait tué, devant leurs propres enfants, son mari parce qu’il avait participé au meurtre. Puis, elle avait demandé à ce que chacun de ses héritiers tue, à son tour, un fasciste. Depuis les filles et les garçons de la famille deviennent des Catarina et tuent, leur tour venu, des responsables fascistes. Un rituel mortifère qui a continué après la dictature.

Cette fois, c’est au tour d’une des plus jeunes filles de la famille, la préférée de tous. On l’attend comme une héroïne. Mais, au moment de passer à l’acte, de tirer contre le député fesciste qu’elle a kidnappé, Catarina refuse : « Je ne veux pas tuer. Je ne vais pas tuer ». Le doute est en elle : « Certains idéaux sont de bons prétextes ». Tuer, ne serait-ce pas justement trahir les mots « justice » et « liberté » ? « Pourquoi ne pas faire une révolution ? » s’interroge Catarina. Le débat s’élève entre elle et sa mère. Deux rhétoriques, deux visions de qui est juste et de ce qui ne l’est pas s’opposent. Mais Catarina tient bon : « Je serai rebelle à moi toute seule ».  La force de conviction des comédiens portugais nous déconcerte et nous déstabilise.

 

 

Dans sa pièce, Tiago Rodrigues cite souvent Brecht. Et, effectivement, avec ses « songs » (chansons et musiques de Rosalía, Hania Rani, Joanna Brouk ou de Laurel Halo), on peut dire que c’est un spectacle brechtien, où l’héroïne se trouve confrontée à un dilemme comme dans Mère Courage ou dans La Bonne âme du Se-Tchouan. On pense aussi au dilemme de Kaliayev, dans Les Justes de Camus qui, à la dernière minute, n’a pas jeté la bombe sur la calèche du grand-duc parce que les neveux de celui-ci s’y trouvaient et qu’il ne voulait pas les tuer : « Le meurtre peut-il être révolutionnaire ? »

La jolie maison de bois, que les chênes-lièges envahissent de plus en plus, se délite. La fête familiale s’achèvera dans un bain de sang. Le député fasciste; lui, s’en sortira vivant. Et gagnera les élections. On devra subir son long, très long, insupportable discours, qui rappelle ceux de si nombreux populistes d’Extrême-droite européens. Tiago Rodrigues n’apporte pas de réponse. Il nous renvoie, comme Catarina, à nos propres doutes, à nos interrogations et à notre responsabilité de citoyen. Il a créé Catarina ou la beauté de tuer des fascistes à Lisbonne, au Teatro Nacional D. Maria II, alors qu’il en était encore le directeur. Un geste fort si l’on considère l’histoire du Portugal. Mais, en raison de ce qui s’est passé hier et de ce qui se passe aujourd’hui dans tant de pays, en Europe ou ailleurs, son spectacle nous concerne toutes et tous.

 

 

 

 

Avec Le Chœur des amants, on est dans l’intime : l’intimité d’un couple. C’est un magnifique poème d’amour et un hymne à la vie, avec un rapport prégnant au temps qui passe. Il et Elle nous racontent leur vie : une histoire simple, avec des bonheurs et des drames, qu’ils nous disent à deux voix. C’est court, quarante cinq minutes, et intense.  Cela commence le jour où son cœur à elle flanche et qu’il doit l’emmener en toute urgence à l’hôpital. Les voix de David Geselson (c’était lui qui jouait, le soir où nous avons vu le spectacle) et d’Alma Palacios s’entremêlent, portées par la musicalité de l’écriture de Tiago Rodrigues. Dans l’espace vide du théâtre, c’est comme un chant à deux voix.

Elle et lui se tiennent debout, l’un près de l’autre, l’un contre l’autre. Ils nous racontent ce qui s’est passé mais leurs versions ne sont pas tout à fait identiques. Lui, le plus souvent, il dit «elle» : il parle d’elle. Elle, elle dit «je»… Il y a, parfois, une petite note d’humour dans leur narration malgré la tension et l’angoisse qui montent.

La proximité de la mort les amène à s’interroger sur le temps qui est passé trop vite, à courir dans tous les sens, par exemple, en faisant, en essayant de faire du théâtre… sans jamais prendre le temps « de gaspiller le temps ». Prendre le temps de gaspiller le temps, n’est-ce pas  une philosophie de la vie ? Et un art de vivre ? La veille au soir, ils avaient regardé Scarface de Brian De Palma avec Al Pacino, et avaient arrêté la vidéo avant la fin du film.

À l’instant où ils arrivent à l’hôpital, elle s’éteint : « Nous n’avons pas le temps. Adieu ». Il est assis sur une chaise dans la salle d’attente. Elle, elle est juste à côté, en salle de réanimation. Elle ne comprend pas pourquoi elle ne voit pas défiler, comme ça se produit quand on va mourir, les instants les plus importants de sa vie : sa première poupée, la naissance de sa fille… Mais juste Scarface, le film de la veille.

Les médecins la sauvent. Quand elle revient à la maison, il a tout bien rangé, essayé d’arrêter de fumer, jeté son vieux pull bleu (ou vert ?) mais elle semble déçue : « Il aurait dû changer le monde ». Pourtant, leur enfant chantonne à nouveau. Alors, ce sera entre eux un long silence durant lequel on entendra un solo de batterie. La musique est toujours présente, avec Tiago Rodrigues. Puis, c’est la prise de conscience : « On a le temps ». Et la nécessité, pour eux, de changer de vie.

Mais, si décider de changer de vie, c’est rapide, le changement est bien plus long. Et, avec eux, nous entrerons dans le « temps lent du changement de vie». Ils iront faire un safari, se quitteront puis se retrouveront, perdront leurs grands-parents,  leurs parents, verront leur fille grandir… Ils vivront plusieurs élections au Portugal. Certaines les laisseront pleins d’espoir. D’autres leur feront craindre un futur bien plus sombre. 

Ainsi le temps passera-t-il et, malgré les orages et les tempêtes dont parle Brel dans La Chanson des Vieux amants (on entend le refrain), ils s’aimeront encore. L’amour doit être cité comme une chanson nous dit joliment Tiago Rodrigues. Ces deux-là ne verront jamais la fin de Scarface et, pour citer encore une fois la chanson de Brel, ils seront devenus « vieux sans être des adultes ».

Savoir « prendre le temps », ils l’apprendront enfin… grâce à une forêt ! Ce sera, pour elle et lui, la découverte du « temps sauvage ». Et, une autre vie (la vraie vie ?)  jusqu’au départ, jusqu’à la mort de l’un d’eux, qui deviendra forêt… Puis, ce sera le tour de l’autre.

C’est un très beau spectacle qui ne parle que de tendresse, qui nous émeut  par sa simplicité et sa profondeur, par la justesse et la délicatesse des deux interprètes.

 

1) – À lire dans UBU Scènes d’Europe/European Stages n°70/71, Tiago Rodrigues et son chant antifasciste, l’entretien de Marina da Silva avec Tiago Rodrigues.

Catarina ou la beauté de tuer des fascistes, texte et mise en scène de Tiago Rodrigues, avec António Afonsa Parra, António Fonseca, Beatriz Maia, Carolina Passos Sousa, Isabel Abreu, Marco Mendonça, Romeu Costa, Rui M. Silva  (texte en portugais, surtitré en français) : aux Bouffes du Nord à Paris, du 7 au 30/10/2022 ; Théâtre d’Arles, le 9/11/2022 ; Centre Culturel André Malraux à Vandoeuvre-lès-Nancy, les 12 et 13/11/2022 ; Évry, les 15 et 16/11/2022 ; Théâtre Joliette à Marseille, les 18 et 19/11/2022 ; Maison de la Culture d’Amiens, le 22 et 23/11/2022 ; Théâtre d’Angoulême, les 25 et 26/11/2022 ; Comédie de Reims, du 29/11 au 1^er/12/2022 ; Quai – CDN d’Angers, les 3 et 4/3/2023 ; Théâtre Edwige Feuillère de Vesoul, le 6/4/2023

Le texte est publié en français aux éditions Les Solitaires Intempestifs

Chœur des amants, texte et mise en scène Tiago Rodrigues, avec David Geselson en alternance avec Grégoire Monsaingeon et Alma Palacios : aux Bouffes du Nord à Paris,  du 8 au 29/10/2022 ; au Théâtre d’Arles, le 9/11/2022 ; CCAM, Scène nationale de Vandoeuvre les 12 et 13/11/2022 ; Théâtre de l’Agora, Scène nationale de l’Essonne, les 15 et 16/11/2022 ; Théâtre Joliette-Minoterie à Marseille, les 18 et 19/11/2022 ; Maison de la Culture d’Amiens les 22 et 23/11/2022 ; Théâtre d’Angoulême -Scène nationale les 25 et 26/11/2022 ; Comédie de Reims du 29/11 au 1^er décembre 2022.

Le texte est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs