© DR Compagnie – L’École de danse de Goldoni, mise en scène de Clément Hervieu-Léger à la Comédie-Française
L’École de danse de Goldoni : le mariage ou la prostitution
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Par Chantal Boiron
L’École de danse, première mise en scène de Clément Hervieu-Léger en tant qu’administrateur général de la Comédie-Française, est une pièce peu connue de Carlo Goldoni. Très vite retirée de l’affiche à sa création, elle symbolisait pour l’écrivain vénitien ses échecs en Italie. Pourtant, elle est d’une grande modernité et les questions qu’elle soulève résonnent fortement aujourd’hui.
Clément Hervieu-Léger l’a découverte alors que Jacques Lassalle la faisait travailler, dans la traduction de Françoise Decroisette, à ses élèves du CNSAD. Parmi eux, il y avait Loïc Corbery qui, aujourd’hui, dans sa mise en scène, joue le Comte Anselmo. On pourrait voir dans son souhait d’inscrire la pièce de Goldoni au répertoire de la Comédie-Française une sorte de transmission informelle entre deux metteurs en scène, entre deux administrateurs de ce théâtre.
Et, il a monté la pièce de Goldoni dans la scénographie qu’Éric Ruf avait conçue pour Le Misanthrope de Molière, qu’il a mis en scène il y a une dizaine d’années et qui a été repris Salle Richelieu, en octobre dernier. Pour que la demeure de Célimène devienne un cours de danse, il a suffi d’installer quelques barres, un grand miroir… Et le piano sur lequel joue en live Philippe Cavagnat, durant toute la représentation. On peut dire que ce choix est adapté à l’alternance. On peut y voir un geste en faveur du développement durable. Ou peut-être, une nécessité alors que les subventions baissent drastiquement dans la culture.
On notera également que c’est la seconde fois que, cette saison, Clément Hervieu-Léger nous confronte aux embûches rencontrées par des bandes d’artistes : la précarité d’une troupe de théâtre dans Nous les héros de Jean-Luc Lagarce, l’exploitation de jeunes danseuses dans L’École de danse de Goldoni.

© Agathe Poupeney : Pauline Clément et Loïc Corbery dans L’École de danse de Goldoni, mise en scène de Clément Hervieu-Léger à la Comédie Française – Salle Richelieu
A priori, il ne se passe pas grand-chose dans la pièce de Goldoni. Durant une journée, on assiste au quotidien d’une école de danse, à Florence : l’apprentissage d’élèves d’origine modeste, leurs difficultés et leurs rêves d’un avenir meilleur. Durant la pièce, chacune d’elles nous raconte son histoire. Et l’on voit que chacune d’elles tente avec beaucoup de réalisme à se tirer d’affaires, à trouver désespérément la solution qui serait la meilleure pour elle… ou la moins pire : Felicita (Claire de la Rüe du Can) n’aime pas la danse et se rebelle : c’est la seule qui ose affronter directement le Maître à danser. Giuseppina (Pauline Clément) hésite entre lui et le Comte, et elle lui joue la comédie ; Rosina (Léa Lopez) cherche, elle aussi, à le duper pour pouvoir partir avec Carlino (Charlie Fabert) ; Rosalba (Marie Oppert) vit une idylle avec Filippino (Jean Chevalier), un autre élève. Le mensonge semble être leur seul moyen de s’en sortir. Saluons le travail extraordinaire de ces jeunes acteurs et actrices de la Comédie-Française qui se sont exercé(e)s à la barre, avec Muriel Zusperreguy, ancienne Première Danseuse à l’Opéra de Paris.
Quant à Monsieur Rigadon (formidable Denis Podalydès), c’est un maître à danser autoritaire et sans scrupules. S’il nous fait rire par sa maladresse lorsque, avec sa baguette, il essaie de montrer à ses élèves les mouvements et les gestes à exécuter, c’est d’abord un « boutiquier » cupide et tyrannique qui exploite honteusement ses élèves, une sorte de proxénète qui les ‘vend’ à des imprésarios plus ou moins douteux (qu’il escroque, au passage) ou à des admirateurs fortunés qui viennent assister à leurs répétitions. Lui-même raconte au Comte Anselmo (Loïc Corbery) qu’il est un ancien coiffeur et que les autres maîtres d’écoles de danse de Florence le méprisent.

© Agathe Poupeney : Léa Lopez et Denis Podalydès dans L’École de danse de Goldoni, mise en scène de Clément Hervieu-Léger à la Comédie Française – Salle Richelieu
Par de-là la comédie, Goldoni se livre à une critique virulente d’un monde artistique mercantile et lubrique. Tout est bon pour gagner quelques sous, obtenir un cadeau. Rigodon n’est pas le seul à vouloir profiter de la vulnérabilité, de la précarité de ses élèves. C’est tout un réseau qui s’est mis en place autour d’elles. Lucrezia (excellente Clotilde de Bayzer), la mère de Rosina agit en véritable mère maquerelle. Elle jette sa fille en pâture à Rigadon afin de vivre à ses crochets. On est à la limite de la prostitution organisée. Amoureux de Giuseppina, Rigodon a pour rival le Comte dont il essaie de profiter le plus possible. À l’heure de MeToo, on est frappé par la crudité, la violence qu’il y a chez Goldoni. Même Madame Sciormand (Florence Viala), sœur de Rigadon, cherche à fuir son frère et son école.
Malgré les tenues légères et claires des ballerines, c’est une vision très sombre. Clément Hervieu-Léger et Éric Ruf sont allés chercher du côté de chez Degas. On pense notamment au tableau, La Classe de danse. Or, dans les toiles de Degas, on découvre aussi l’envers du décor avec la terrible réalité des petites danseuses de l’Opéra de Paris : leur fatigue, leur souffrance. Et, c’est de cela que nous parle Goldoni. C’est très bien exprimé, joué avec finesse et subtilité par les acteurs et les actrices de la Comédie-Française. Et, les notes que joue Philippe Cavagnat sont souvent mélancoliques. Pourtant, on aurait souhaité encore plus de réalisme, de noirceur.
Il est vrai que la pièce de Goldoni est une comédie. Alors, ça se termine bien, apparemment, du moins. Rigadon est ridiculisé, abandonné de tous. Ses élèves ont réussi à s’échapper du piège où il cherchait à les enfermer. Mais, pour la plupart, grâce au mariage, c’est-à-dire par un autre lien. Car, on l’a bien compris : à la fin du XVIIIème siècle, c’est l’ordre masculin qui domine. Alors une question s’impose : est-ce que cela a vraiment changé au XXIème siècle ?
L’École de danse de Carlo Goldoni, mise en scène de Clément Hervieu-Léger à la Comédie-Française (Salle Richelieu), jusqu’au 3 janvier 2026 – Tel. : 01 44 58 15 15