© DR Compagnie – Frédéric Noaille et Valérie Dréville dans Les Démons d’après Fiodor Dostoïevski, mise en scène de Sylvain Creuzevault
Les démons, d’hier et d’aujourd’hui
Par Chantal Boiron
Le prologue, c’est la fête. Stépane Verkhovenski (Nicolas Bouchaud), écrivain et ancien précepteur, offre du champagne à des amis réunis autour de lui… et aux spectateurs qui s’installent dans la salle. Un acteur pianote. Un autre joue à la guitare Yellow Submarine des Beatles « parce qu’il aime ». C’est léger, gai, ludique. Rien de plus logique, Stépane est sur le point de se fiancer avec Daria (Blanche Ripoche), la protégée de la Générale Varvara Stavroguine (Valérie Dréville), une riche propriétaire de cette petite ville de la province russe. Quant à Varvara, elle attend avec impatience le retour de son fils Nicolaï, parti depuis quatre ans en Europe, qu’elle veut marier avec la jeune et jolie Liza (Anne-Laure Tondu).
S’adressant aux spectateurs, chaque acteur présente son personnage avec humour, en leur recommandant, s’ils se sentent quelque peu perdus, de lire la Feuille Anti-Panique (un résumé des scènes) qui a été glissée dans les programmes qu’on a distribués à l’entrée. Malgré tout, on perçoit dans cette euphorie quelque chose d’inquiétant. Le joyeux désordre annonce un chaos plus tragique. Les jeunes amis de Stépane Verkhovenski sont des révolutionnaires qui veulent renverser l’ordre du monde. Il y a aussi le poids des secrets qui pèse sur plusieurs personnages. La vérité va exploser avec l’arrivée des deux fils prodigues, celle très souhaitée de Nicolaï (Vladislav Galard) et celle, plus inattendue, de Piotr (Frédéric Noaille), le fils de Stépane.
Sylvain Creuzevault nous donne les règles de jeu : il a fait une libre adaptation des Démons, le roman de Dostoïevski. Plus de narrateur. Chigaliov le théoricien révolutionnaire devient Chigaliova que joue Michèle Goddet. Kirilov devient Kirilova, interprétée par Valérie Dréville: c’est Kirilova qui, dans la seconde partie, accouchera Maria, l’ex-femme de Chatov. Le monde occidental, l’actualité la plus récente imprègnent fortement la vieille Russie tsariste. Les acteurs sont en costumes d’aujourd’hui. On cite Adorno plutôt que Pascal. On parle de glyphosate.
Écrite en exil, dans une période difficile de sa vie, l’œuvre de Dostoïevski, énorme, vertigineuse, complexe, difficile d’accès (c’est un essai métaphysique sous forme de roman) invite à une lecture très personnelle où chacun privilégiera, selon sa sensibilité, sa vision du monde des chapitres, des pages plutôt que d’autres. Si elle ne nous donne pas les clés pour appréhender le roman de Dostoïevski, la lecture qu’en fait Sylvain Creuzevault est passionnante et pertinente. On plonge dedans, on se laisse happer même si l’on a parfois du mal à suivre les relations complexes entre les protagonistes. D’autant que les comédiens, pour la plupart, jouent plusieurs personnages.
Ce que l’on retiendra ici, ce sont les relations entre pères et fils : notamment la relation de Stépane Verkhovenski avec son propre fils Piotr dont il ne s’est jamais véritablement occupé, avec Nicolaï Stavroguine pour lequel il a été davantage un père spirituel qu’un précepteur, ou encore avec ces jeunes gens qu’il convie à ses soirées et pour lesquels il aura été une sorte de modèle, de maître à penser. Résultat : échec sur toute la ligne. Stépane Verkhovenski n’a rien compris à la nouvelle génération. Il n’a rien vu venir. Nicolaï est devenu un séducteur, veule et lâche. Pire : un violeur de petites filles que ni sa lucidité, ni sa générosité ne pourront sauver. Piotr, un tueur nihiliste (inspiré à Dostoïevski par Netchaïev), et un dangereux manipulateur. Les autres, des conspirateurs exaltés, bornés, prêts à commettre des attentats et à s’entretuer au nom de théories fumeuses. Le seul qui se montre capable de compassion, c’est Chatov (Arthur Igual), le frère de Daria. Celui aussi qui est le plus attaché au messianisme de la vieille Russie : une victime idéale pour des criminels doctrinaires.
La scénographie, faite de châssis et de poteaux coulissants s’impose à nous dans sa simplicité. Il y a une évidence et cela donne une rapidité, une fluidité cinématographique à l’enchaînement des scènes. C‘est la marque de fabrique de Creuzevault. Mais aussi une image de la confusion qui règne dans les esprits des protagonistes. Pour les accessoires, il y a le strict nécessaire : quelques chaises, une petite table, un piano… Et si l’on multiplie les symboles de la Russie orthodoxe (cloches, icônes, croix…) c’est pour mieux les détourner de leur sens premier, avec une forme d’ironie : « Un athée cesse immédiatement d’être Russe » prétend Chatov. On retrouve chez Sylvain Creuzevault les questions fondamentales qui traversent le roman de Dostoïevski: faut-il une Russie traditionnaliste ou la modernité de l’Occident ? L’acceptation passive de l’ordre établi ou la révolte jusqu’au nihilisme et au crime gratuit ? La vérité est-elle dans la religion ou dans l’athéisme ? Faut-il trouver son salut avec Dieu ou affirmer sa liberté absolue sans Dieu ? Questions sans réponse : « Pas de mystère » est-il inscrit sur une banderole au-dessus du plateau, dans la seconde partie.
Comme toujours avec Sylvain Creuzevault, ce sont les acteurs qui font l’essentiel. Ils ne quittent jamais le plateau. Quand ils ne jouent pas, ils restent assis, à cour ou à jardin. Parmi eux, quelques spectateurs. Nous l’avons dit : tous, ou presque, jouent différents personnages. Valérie Dréville interprète Varvara et surtout Kirillov, un personnage fascinant dans lequel elle se montre formidable. Tout aussi surprenante : Amandine Pudlo qui joue Maria Lébiadkine, « la boiteuse » que Nicolaï a épousée en secret, et l’autre Maria, la femme de Chatov, enceinte de Nicolaï. L’idée est juste. Les deux Maria sont toutes deux des victimes de Nicolaï, séducteur impénitent et égoïste.
Devant le désastre annoncé, Stépane, l’intellectuel éclairé, n’est plus qu’un homme égaré, sans repères. La seule chose qu’il ait désormais en commun avec cette bande de conspirateurs qu’il n’a pas su guider, c’est la veulerie. Durant l’incendie qui ravage la ville, alors que les fumigènes envahissent le théâtre, il s’échappe, tente de trouver refuge parmi les spectateurs.
Dans le spectacle comme dans le roman, des moments d’émotion, magnifiques, viennent contrebalancer la noirceur et la violence grandissantes: la rencontre entre Nicolaï Stavroguine et l’évêque Tikhone (Sava Lolov) à qui il remet sa Confession, l’accouchement de Maria Chatova chez son ex-mari, avec l’aide de Kirilova. Plus étonnant, il y a aussi beaucoup de gags. Pour que la pluie tombe, on s’arrose avec un jet d’eau. Des gags qui sont quelquefois à la limite de la provocation lorsqu’il s’agit de religion : le prêtre nu sous sa robe de bure qui s’accroche à la corde pour faire sonner les cloches. Ou la croix qu’il sera obligé de casser parce qu’elle n’entre pas : la porte étant bien trop étroite. Le cercueil de Maria où l’on tente de glisser le corps de Chatov, beaucoup trop lourd et trop encombrant. Ces gags nous font rire, ils détendent l’atmosphère. Ils apportent également une forme de distanciation, une dimension absurde qui fait réfléchir : « Le gag est une espèce particulière de métaphore » disait Václav Havel dans L’Anatomie du gag. Sous le regard de Sylvain Creuzevault, les personnages de Dostoïevski deviennent des clowns tragiques. On rit et on est ému.
On savait Nicolas Bouchaud doué pour l’improvisation. En ce qui concerne Valérie Dréville, c’est une révélation. Dans la dernière scène, elle est géniale. Lancée dans un flot de paroles, on ne peut plus l’arrêter. Elle s’en prendra même à des spectateurs qui quittent la salle alors qu’on n’est plus qu’à dix minutes de la fin et qu’ils sont là depuis bien plus de trois heures maintenant.
Créé aux Ateliers Berthier-Théâtre de l’Odéon, dans le cadre du Festival d’Automne, le spectacle de Sylvain Creuzevault a subi bien des coupes lors des premières représentations. Depuis, il a trouvé son tempo, son bon rythme. On pourra regretter que certains chapitres ne soient pas là. Encore une fois, on ne peut pas mettre tout le roman de Dostoïevski sur une scène : cela n’aurait aucun sens. Autant le lire ou le relire. Ici, il y a un regard personnel, la vision et le talent du metteur en scène. Quant aux grandes interrogations autour de Dieu et de la religion qui parcourent l’œuvre de Dostoïevski, elles sont bien là. Il est aussi question de la peur : comment « tuer la peur » ? Et surtout, de liberté. Kirilova se tue pour affirmer sa liberté absolue. Reste à savoir jusqu’où peut-on revendiquer son « être libre » ? Une totale liberté ?
Tournée 2018-2019 : 7-16/11/18 : TnBA à Bordeaux ; 11-14/12/2018 : « Les 2 scènes » à Besançon ; 14-17/5/2019 : Théâtre de la Cité à Toulouse ; 5-7/6/2019 : La Criée à Marseille…