© Agathe Pommerat : Les Petites Filles modernes (titre provisoire), texte et mise en scène de Joël Pommerat (Compagnie Louis Brouillard)
Les frayeurs de l’enfance selon Pommerat
Par Chantal Boiron
Avec Les Petites Filles modernes (titre provisoire), un spectacle qu’il a créé en avril 2024 à Châteauvallon-Liberté, et qui tourne actuellement à travers toute la France, Joël Pommerat revient au monde de l’enfance qu’il avait déjà exploré dans Cet enfant, une de ses pièces les plus bouleversantes, ou en revisitant, en réécrivant pour le théâtre de vieux contes populaires, Le Petit Chaperon rouge et Cendrillon de Charles Perrault, Pinocchio de Carlo Collodi.
Avec Les Petites Filles modernes (surtout, ne pas confondre avec le livre de la Comtesse de Ségur), qui sera présenté à Nanterre dans le cadre du Festival d’Automne, on est entre le conte fantastique, le rêve et le cauchemar, l’imaginaire et le réel.

© Agathe Pommerat : Les Petites Filles modernes (titre provisoire), texte et mise en scène de Joël Pommerat (Compagnie Louis Brouillard)
Plusieurs histoires s’entrecroisent, s’entremêlent tout au long de la pièce pour, à la fin, n’en former plus qu’une seule, tout aussi énigmatique. Il y a l’histoire de la Jeune fille et du Jeune homme (Éric Feldman), venus d’un autre monde, qui s’aiment d’un amour absolu mais interdit. Leur sort est encore plus terrible que celui de Roméo et Juliette. Elle a été enfermée pour un siècle, ou davantage encore, dans une cage d’où elle ne peut s’échapper. On ne la verra jamais. On n’entendra que sa voix. Lui ne s’éloigne pas d’elle. Il est libre mais condamné à subir le sort des humains confrontés aux lois du temps : c’est-à-dire à vieillir inexorablement, et à mourir tôt ou tard. On le verra se transformer au cours de la pièce, devenir un affreux vieillard. L’autre histoire, c’est celle de deux adolescentes, Jade et Marjorie : Coraline Kerléo et Marie Malaquias. L’une, réservée et timide, a peur de tout. L’autre, délurée, effrontée, n’a peur de rien. Et, même si elles ont la même idole, le chanteur canadien Shawn Mendes, tout les oppose a priori : leur milieu, leur rapport avec leurs familles… Jade est choyée par ses parents. Marjorie se fait taper dessus par son père. Chacune est persuadée que l’autre est sa pire ennemie. Elles prétendent se détester, vouloir la mort de l’autre. Pourtant, au cours de leurs aventures, rêvées, imaginées, plus ou moins réelles, Jade et Marjorie deviennent inséparables, fusionnelles, presque interchangeables avec leur infini besoin d’amour.

© Agathe Pommerat : Les Petites Filles modernes (titre provisoire), texte et mise en scène de Joël Pommerat (Compagnie Louis Brouillard)
On est dans un monde abstrait que fait apparaître le vidéaste et plasticien Renaud Rubiano. Des vidéoprojecteurs créent une scénographie virtuelle en 3D, très structurée, aux formes géométriques, qui se transforme en fonction des différents lieux (le collège, la chambre de Jade, la maison du très vieil homme etc.), et qui fluidifie la circulation des personnages, comme dans un conte ou dans un rêve. Ou bien, comme dans un jeu vidéo. La lumière d’Éric Soyer privilégie le noir et le blanc. Cela donne des images conceptuelles et mystérieuses. Très belles. Avec quelques éléments réalistes (le lit, la table, les jouets dans la chambre de Jade) qui nous ramènent à aujourd’hui. Il y a également un travail très complexe, très subtil sur la bande sonore et, notamment, sur les voix. On a déjà parlé de la jeune prisonnière que l’on entend mais que l’on ne voit pas. On ne voit pas non plus les adultes, ni la CPE au collège, ni les parents de Jade. Ce sont des voix off. Ajoutons celle du puits qui répète, comme un écho, ce que lui demande le Jeune homme. De même, pour le narrateur : c’est encore une voix off, celle d’un enfant qui pourrait lire ou raconter l’histoire à d’autres enfants, ou à des adultes. La musique se fait parfois oppressante. On reste dans la dimension fantastique, sombre et inquiétante qu’il peut y avoir dans certains contes. En même temps, c’est souvent très drôle.
Avec Les Petites Filles modernes, Joël Pommerat réinvente le conte. Si l’on y pense, chacun de ses personnages se trouve dans une sorte d’enfermement : la Jeune fille est dans sa boîte grillagée. Marjorie n‘a pas le droit de sortir de chez elle. Le soir, la maison de Jade est fermée à clé par ses parents. Et, il y a le Jeune homme qui, ne voyant pas son désir exaucé contrairement à ce que lui avait promis la voix du puits, a construit une véritable forteresse, avec des murs, des portes cadenassées autour du trou pour que personne ne vienne entraver son vœu par un autre souhait, provoquant ainsi son propre enfermement.
Jade et Marjorie iront fouiller la maison du Jeune homme, devenu très vieux. Ce sera comme un jeu d’enquête où chaque pièce, chaque recoin s’avère être une énigme à résoudre. Les conséquences pourraient être dramatiques. Mais, tout cela n’était peut-être que le cauchemar de Jade…
Au Théâtre Nanterre-Amandiers du 18 décembre 2025 au 24 janvier 2026, dans le cadre du Festival d’Automne. Et, en tournée dans toute la France.