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Mousson d’été 2021 : au cœur de l’humain

© Boris Didym: Jean-Pierre Darroussin lit Mare Nostrum d’Aïko Solovkine,  sous la direction de Michel Didym

Mousson d’été 2021 : au cœur de l’humain

Par Chantal Boiron

La dernière semaine d’août (23-29 août 2021), l’Abbaye des Prémontrés et la ville de Pont-à-Mousson en Lorraine accueillaient la 27ème édition de la Mousson d’été (Rencontres internationales théâtrales et Université d’été européenne). La recette qui fait le succès de la Mousson d’été depuis tant d’années est très simple : des textes d’aujourd’hui, choisis par le Comité de lecture, lus et portés par des acteurs enthousiastes et talentueux. Quand il s’agit d’auteurs français, les textes sont toujours inédits. Concernant les auteurs étrangers, il peut s’agir de textes (traduits et lus en français) moins récents, qui peuvent avoir déjà été montés ailleurs qu’en France.

La Mousson d’été, c’est une gageure pour les comédiens qui doivent être capables de passer d’une écriture, d’un registre à l’autre, en l’espace de quelques heures, et cela même pour des « habitués » de la Mousson  comme Catherine Matisse, Christophe Brault ou Quentin Baillot, désormais parfaitement rompus à cet exercice. Et, pour les metteurs en scène qui ne choisissent pas et ne connaissent pas les textes qu’ils auront à mettre en lecture en un temps record.

Selon la météo, les lectures ont lieu dans les jardins ou entre les murs clos de la vieille Abbaye, propices aux rencontres et aux échanges.

Où il est aussi question de réalités affectives

Eric Berger, Emeline Touron, Isabelle Lafon lisant "Lichen" de Magali Mougel à La Mousson d'été

© Boris Didym : Éric Berger, Emeline Touron, Isabelle Lafon lisent Lichen de Magali Mougel à La Mousson d’été.

Parmi les lectures auxquelles nous avons assisté, nous retiendrons celle de Lichen (1) de Magali Mougel, magnifiquement dirigée par Isabelle Lafon. Magali Mougel a écrit Lichen lors d’une résidence d’écriture à Loos-en-Gohelle, dans le Pas-de-Calais. C’est à partir d’un territoire singulier, celui du bassin minier du Nord de la France, avec ses terrils en forme de cônes, qu’elle a écrit sa pièce. Elle y parle des déclassés de la mine, ces gens invisibles, très souvent confrontés au chômage. Le Bassin minier est un territoire sinistré depuis la fin de l’extraction du charbon. Et sa réhabilitation, nécessaire, chasse sans état d’âme les habitants de leurs petites maisons avec jardin où ils ont toujours vécu mais dont ils ne sont pas propriétaires, coupant ainsi à jamais le fil de leur histoire familiale et les enfonçant souvent dans la précarité et le désespoir. Dans Lichen, c’est une tragédie du quotidien que l’on découvre à travers le récit, la voix d’une enfant : la fille d’un homme sans travail, bientôt expulsé de sa maison, sans son colombier et ses pigeons qui étaient son unique échappatoire, pour qui désormais l’avenir n’a plus de sens. L’écriture de Magali Mougel est rapide. La tragédie annoncée se précipite inéluctablement.  Sans pathos. La lecture chorale, distanciée qu’en propose Isabelle Lafon, qui s’est jointe aux comédiens Éric Berger et à Emeline Touron, est d’une grande justesse. Cela crée un suspens en évitant toute forme de dramatisation. La musique de Vassia Zagar ajoute à la tension contenue dans le texte.

"Tebas Land" de Sergio Blanco (France-Uruguay) lue par Stanislas Nordey et Houédo Dossa

© Boris Didym : Stanislas Nordey et Houédo Dossa lisent Tebas Land de Sergio Blanco, traduction de Philippe Koscheleff

L’humain, la réalité affective de gens très ordinaires, malmenés par la vie, c’était une sorte de fil conducteur de cette 27ème édition. D’ailleurs, plusieurs que nous avons entendues étaient écrites à la première du singulier. C’est la  « je » qui s’exprime.  Prenons, par exemple, Tebas Land, le très beau texte de l’écrivain franco-uruguayen, Sergio Blanco, dans la traduction de Philippe Koscheleff, avec Huédo Dossa et Stanislas Nordey. Martin est emprisonné pour avoir tué son père. Un jour, le jeune parricide reçoit en prison la visite d’un dramaturge qui veut faire un spectacle à partir de son histoire et qui souhaite même que Martin joue son propre personnage. Une relation forte et étrange va se nouer entre eux deux. Il y aura des reculs, des rejets mais, au fil des visites, la confiance finira par naître. Et aussi, l’amitié. En même temps que l’écrivain qui nous fait le récit de ses visites, nous avons la révélation de l’histoire de Martin, et peut-être de sa vérité à lui.

Reste à savoir jusqu’où peut-on être sincère quand on a commis un crime, quand on tué son père ? Sergio Bianco va encore plus loin dans cette quête d’une vérité humaine, par delà l’affaire judiciaire. Martin n’étant pas autorisé par les autorités judiciaires à sortir de prison pour jouer son histoire sur une scène de théâtre, l’Auteur devra faire appel à un jeune acteur qui, sans le savoir, a de nombreux points communs avec lui. Pour l’acteur, se pose la question: comment interpréter un criminel, et surtout, un criminel bien réel et toujours vivant ? C’est Huédo Dossa qui joue avec beaucoup de finesse les deux rôles, Martin et l’acteur, le jeune parricide et son faux double. Face à lui, Stanislas Nordey incarne l’Auteur, un homme altruiste, à l’écoute de Martin mais qui cache lui aussi sa part de mystère. Ainsi, le spectateur se retrouve-t-il pris dans le labyrinthe des vérités des trois personnages. L’aventure théâtrale que lui a proposée l’Auteur, et à laquelle il aura été empêché de participer jusqu’au bout, va peut-être permettre de réconcilier Martin avec son passé.

"L'arbre à sang" d'Angus Cerini (Australie) lu à La Mousson d'été par Catherine Matisse, Léa Sery et Alexiane Torrès, sous la direction d'Anne Théron, à La Mousson d'été

© Boris Didym: Léa Sery, Alexiane Torrès et Catherine Matisse lisent L’arbre à sang d’Angus Cerini (traduction de Dominique Hollier), sous la direction d’Anne Théron

Il est encore question d’un meurtre familial dans L’arbre à sang, un texte de l’Australien Angus Cerini, que l’on découvre en France grâce à la traduction de Dominique Hollier. Là, on est dans un tout autre registre. C’est une comédie noire, une fable féroce, jubilatoire et immorale. À la Mousson, Anne Théron a magnifiquement dirigé les trois comédiennes qui l’ont lue : Catherine Matisse, Léa Sery et Alexiane Torrès.  Dans leur ferme isolée, M’man et ses deux filles, Ida et Ada, se retrouvent avec le cadavre de leur père et mari, un homme alcoolique et violent, qu’elles viennent de tuer, dans un geste à la fois de survie et de vengeance. Que faire de ce corps bien encombrant ? Comment s’en débarrasser ? Quel scénario inventer pour échapper aux soupçons  du voisinage et de la police ? Le suspense augmente avec les visites impromptues, angoissantes de voisins et de Steve le facteur, visites d’autant plus étranges que ce sont les trois femmes qui nous les racontent. Là, le Je  devient un Nous choral: une parole à trois voix.  Est-ce la réalité ? Ou est-ce qu’elles les imaginent, anticipant ce qui pourrait leur arriver ? En tout cas, chacun des visiteurs va repérer un détail insolite qui pourrait trahir les trois femmes. Pourtant, tous se tairont, se feront leurs complices. Ce qui s’est passé dans cette ferme isolée au cours de la nuit n’a échappé à personne. Personne non plus n’ignorait les coups et les insultes que subissaient les trois femmes, jours et nuits. Tous savaient et personne n’a parlé. Personne n’a dénoncé. La loi du silence qui règne dans la petite communauté rurale va donc tout simplement perdurer. C’est à la fois, morbide, hilarant et fascinant. Les dialogues d’Angus Cerini sont lapidaires, percutants. Il est également performer ; cela explique  certainement le rythme effréné de son écriture que la metteuse en scène, Anne Théron, a su restituer sur scène uniquement par les mouvements des actrices, les positions qu’elle leur faisait prendre. Il est fort probable que cette première lecture, très réussie, devienne bientôt un spectacle.

Il est aussi question d’un silence « complice » dans Mare Nostrum, un récit de la jeune autrice belge Aïko Solovkine, lu par Jean-Pierre Darroussin, et dirigée par Michel Didym : «J’écris pour comprendre le monde » dit Aïko Solovkine, qui est par ailleurs journaliste. Dans Mare Nostrum, elle part d’un fait divers réel : lors d’une grosse tempête sur les côtes siciliennes, alors que les chalutiers sont cloués à quai, une embarcation avec des migrants fait naufrage. Il n’y aura aucun survivant. Quelques jours plus tard, le vent s’étant calmé, les pêcheurs peuvent repartir en mer. Mais dans leurs filets, outre les poissons habituels, ils vont  pêcher des corps décomposés, des objets appartenant aux naufragés. Les voilà face à un dilemme : faut-il ramener ces corps au port, dire la vérité aux autorités ? Par peur de rester à nouveau bloqués à quai à cause d’une enquête obligatoire et sans pouvoir gagner de l’argent, les marins décident de se taire. Ce drame de la précarité et de l’égoïsme ordinaire nous est conté par l’un des patrons pêcheurs. Dans son carnet de bord, il tient méthodiquement le tableau des pêches du jour : les poissons et… les autres. Accompagné par le musicien Philippe Thibault, Jean-Pierre Darroussin est formidable de vérité. Comme toujours…

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Simon Jacquard lit "L'Aube adamantine" de Fanny Mentré ("Ce qui nous arrive")

© Boris Didym :  Simon Jacquard lit L’Aube adamantine de Fanny Mentré – Ce qui (nous) arrive II

L’Université d’Été, qui réunit chaque année, des stagiaires venus des quatre coins du monde, a dû être écourtée,  rattrapée par le Covid.  

D’autres expériences, par exemple, vont dans le sens de la transmission comme inviter les étudiants du campus européen franco-allemand de Sciences Po Nancy à vivre une journée à la Mousson d’été. Le vendredi 27 août, ils ont assisté à des lectures, à des rencontres, déjeuné dans l’Abbaye des Prémontrés. Le soir, avant de repartir à Nancy dans leurs trois bus, ils ont fait une standing ovation au spectacle de la Cie Le Grand Nulle Part, Part-Dieu, chant de gare, de Julie Rossello-Rochet, mise en scène par Julie Guichard. On reparlera de ce beau spectacle qui parle de l’histoire vraie d’un jeune migrant car il tourne beaucoup depuis sa création (2).

L’École du TNS a poursuivi le cycle qu’elle avait entamé l’été dernier avec Ce qui (nous) arrive.  Un auteur, une autrice, associé (e) au TNS écrit un texte pour un ou une comédien (ne) de l’École. Le binôme est tiré au sort. Cette année encore, le hasard a bien fait les choses. Claudine Galea a écrit pour Joséphine Linel-Delmas, On n’entend rien à cette magie ; Frédéric Vossier Lynx, pour Emily Lehuraux ; Fanny Mentré, L’Aube adamantine pour Simon Jacquard (3). Les trois jeunes comédiens du groupe 46 de l’école du TNS sont en troisième année : ils auront fini leur cursus l’an prochain. Même si les textes ne parlent pas précisément de leur vie (dans le texte de Fanny Mentré, il est beaucoup question de la Bretagne que Simon Jacquard ne connaît pas), de ce qu’ils sont, on a chaque fois le sentiment d’entendre quelque chose qui provient d’eux. C’est logique puisque chaque ‘couple’ a l’opportunité, durant l’année, de se rencontrer au TNS,  d’échanger … Une complicité, du moins un lien naît forcément entre l’acteur, l’actrice et l’auteur, l’autrice. Ce sont comme des portraits « en creux » de nos jeunes comédiens. Quand on entend Joséphine Lehurel-Delmas dire les mots que Claudine Galea a écrits pour elle, on a l’impression de saisir toute la sensibilité, la douceur qu’on devine chez cette jeune femme. Dans Lynx de Frédéric Vossier, il y a un mystère, une force qui nous semblent correspondre à ce qui se dégage d’Emily Lehuraux. Bien entendu, Fanny Mentré s’est  inspirée de ce qu’elle entrevoyait de Simon Jacquard a pu lui raconter lors de leur rencontre mais elle s’est aussi « nourrie » de sa voix qui est très belle. Elle a écouté beaucoup d’enregistrements que Simon Jacquard avait faits. Sur scène, le jeune comédien, habité par les mots que Fanny Mentré a écrits pour lui, par le rythme des phrases, nous a bouleversés par sa présence et… sa voix.

  1. Lichen paraîtra aux Éditions Espaces 34, en 2022
  2. Part-Dieu, chant de gare : du 24 au 26 novembre 2021 – Théâtre de La Croix Rousse, Lyon ; les 1, 2 et 3 décembre 2021 – Théâtre du Cormier de Cormeilles-en-Parisis, au Centre Culturel L’Imprévu de St-Ouen l’Aumône et à L’Orange Bleue d’Eaubonne dans le cadre du Festival Val d’Oise ; du 15 au 19 mars 2022 en itinérance avec le Théâtre 14, Paris.
  3. Les deux volumes de Ce qui (nous) arrive seront publiés aux éditions Espaces 34, en février 2022
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