© Jean-Louis Fernandez – Eva Loriquet et Jutta Johanna Weiss dans Dom Juan A4 d’après Molière, mise en scène d’Éric Vigner
Pau, été 22 : « Molière 3.0 »
Par Chantal Boiron
À Pau, capitale ancestrale du Béarn, s’est déroulée, du 25 au 28 août 2022, «Molière 3.0», une manifestation imaginée, proposée par Éric Vigner, en préfiguration du Centre de recherche et de création théâtrale qui sera dédié au répertoire français des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. Le chiffre 3 renvoyant à ces trois siècles et aux trois axes autour desquels Eric Vigner a construit son projet : création, réflexion, transmission.
En effet, il s’agit non seulement de programmer des créations de spectacles mais d’inviter des chercheurs, des universitaires à faire profiter les équipes artistiques et le public de leurs connaissances et de leur expertise. C’est à la fois la création et le partage du savoir, la réflexion et la transmission. Et, dans la ville natale d’Henri IV, une des plus belles de France, il s’agit aussi de réaffirmer, de réinventer le lien entre le spectacle vivant, éphémère par définition, et un patrimoine qui défie les siècles.
L’année où l’on fête les 400 ans de sa naissance, il était naturel que Molière fût à l’honneur de cette première édition. Et, cela sans perdre de vue que l’un des principaux objectifs du Centre de recherche et de création théâtrale sera de nous faire découvrir, ou redécouvrir, des autrices et des auteurs qui ont marqué trois siècles de littérature et qui sont, aujourd’hui, oubliés ou trop méconnus. Une recherche dramaturgique qui devrait aboutir à la renaissance d’un répertoire perdu. L’idée d’un centre de recherche et de création théâtrale, c’est enfin vouloir donner aux artistes la possibilité de faire des essais, de pouvoir se tromper et d’explorer d’autres pistes.
Dans la Cour d’honneur, le tourbillon des Fâcheux …
On aura vu, dans différents lieux de Pau, trois belles propositions autour de Molière. Hélène Babu a choisi la Cour d’honneur du château pour y représenter Les Fâcheux. Cette pièce écrite en 1661, une commande du surintendant Nicolas Fouquet, marque la naissance fortuite de la comédie-ballet, genre où le génie de Molière allait triompher. Il y a dans Les Fâcheux les prémisses de son œuvre à venir, avec des scènes, des situations, des phrases que l’on retrouvera, par exemple, dans Le Misanthrope. Dans son prologue (lu devant les grilles du château de Pau), Molière évoque le manque de temps et les contraintes matérielles qui ont entouré l’écriture et la création de sa pièce au château de Vaux-le-Vicomte. Des conditions qui ne sont pas très éloignées de celles que connut Hélène Babu quand elle monta la pièce pour la première fois. « Il y a vingt ans je n’avais aucun budget : le château, où on a créé le spectacle, a servi de décor. On jouait dans la lumière naturelle. » Helène Babu fait alors le pari de partir des acteurs. Ce fut encore le cas à Pau pour sa troisième mise en scène de la comédie de Molière : elle a créé à partir du lieu-même, avec une troupe généreuse et talentueuse (François Loriquet, Marie Desgranges, Agathe Dronne, Nicolas Martin, Xavier de Guillebon), menée par Thibaut de Montalembert, dans le rôle d’Eraste. Étant donné la configuration de la Cour d’honneur du château de Pau, très large et peu profonde, la metteuse en scène a travaillé face à la diagonale en utilisant les portes, les fenêtres de la façade… Et, elle a su profiter au maximum de l’acoustique extraordinaire de ce lieu.
Ce que nous fait percevoir Molière, c’est que nous sommes tous le fâcheux de quelqu’un. Éraste n’a qu’un objectif : pouvoir parler à Orphise qu’il aime mais que Damis, son tuteur, lui interdit de voir. Malheureusement, Eraste tombe sans cesse sur des fâcheux qui le retardent et l’empêchent de mener à bien son entreprise. C’est comme si la ville tout entière était peuplée de fâcheux… jusqu’à nous en donner le vertige. La farce pourrait même virer au cauchemar si chaque rencontre malencontreuse que faisait Eraste n’était source de rire. Un rire parfois cruel. Hélène Babu a voulu retrouver la folie qui se dégage de la pièce et l’on se demande parfois si ces fâcheux existent réellement ou si tout cela ne se passe pas uniquement dans la tête d’Eraste. Dans sa mise en scène, déambulatoire, chorégraphiée, on retrouve la rapidité, l’urgence qui étaient celles de Molière quand il écrivait Les Fâcheux. Pas d’éclairage donc, ni de décor. Mais, de superbes costumes prêtés par la Comédie-Française. Et surtout, il y a l’énergie, la fougue des comédiens qui, pour certains, jouent plusieurs rôles. Quant à Thibault de Montalembert, il est formidable. Presque toujours en scène, c’est lui qui porte le spectacle. Un joli divertissement en musique qui traite d’un phénomène de société, toujours très actuel.
Dom Juan A 4 : deux couples sans futur
Éric Vigner a mis en scène Dom Juan A4 d’après Molière sur le plateau du Théâtre Saint-Louis où le public prenait place dans une grande proximité avec les comédiens. Le rideau se lève sur la salle vide. Un lustre, immense, trône sur les fauteuils de l’orchestre. C’est la nuit, un univers plutôt sombre et tourmenté, où seules brillent les lumières du théâtre. Eric Vigner a opté pour une version ramassée du drame de Molière qu’il a construite autour des deux ‘couples’ principaux de la pièce : Dom Juan et Elvire, Dom Juan et Sganarelle. Éric Vigner dira lors d’une table ronde avec Sylvaine Guyot, professeure à l’Université de New York : « Mon point de vue sur Dom Juan, c’est l’amour. L’amour dans toutes ses dimensions, c’est ça, ce qu’il recherche ». Entre Elvire et Dom Juan, on assiste à une tragédie racinienne. Entre Sgnarelle et son maître, il est question de tout autre chose. Et les choix de distribution complexifient davantage encore les relations existant à l’intérieur de ces deux couples.
Dom Juan est interprété par Jules Sagot, un comédien qui a été l’étudiant de Vigner, il y a quelques années, au TnBA, l’école de théâtre de Bordeaux, et qu’on retrouve dans sa mise en scène de Mithridate de Racine. Pour Éric Vigner, Dom Juan, c’était « lui » : « J’ai construit autour de lui ». Le jeune acteur s’impose avec brio dans l’interprétation d’un des personnages les plus ambivalents, les plus énigmatiques du théâtre, « à la fois mythe et phénix » dira Sylvaine Guyot. Il prête également sa voix à Dom Louis, le père de Dom Juan : une voix qui sort du trou du souffleur, qui surgit d’ailleurs. Aussi mystérieuse que la présence du Commandeur. Selon Éric Vigner, « Dom Juan écoute son père à travers sa propre voix. On ne sait pas s’il est mort ou pas. » Cela pourrait être aussi bien la voix de la conscience de Dom Juan.
C’est Eva Loriquet, une très jeune actrice, qui incarne Elvire. Petite fille de Geneviève Casile, fille d’Hélène Babu et de François Loriquet, Anne Loriquet est une enfant de la balle qui trouve là son premier grand rôle. Elle apporte à son personnage sa jeunesse et sa fragilité, mais aussi sa sincérité et sa volonté. Entre la première et la seconde scène, Elvire n’est plus la même et ne sera plus jamais la même. Désormais, elle connaît le destin de Dom Juan, elle sait ce qu’elle veut et rien ne la fera changer.
Pour Sganarelle, Éric Vigner a fait appel à une femme, à Bénédicte Cerutti avec sa voix si particulière que l’on reconnaît dès les premiers mots et qui, à chaque fois, nous envoûte. Il avait envie de les réunir, elle et Jules Sagot. Pour lui, cela pourrait être une ancienne histoire d’amour de Dom Juan qui est devenue autre chose. Il y a un rapport d’égalité entre le valet et son maître. Et le couple fonctionne très bien. Peut-être parce qu’il sont dits par une femme, ou peut-être parce que la proposition de Vigner se concentre sur quelques personnages, on a le sentiment de redécouvrir, de mieux entendre les propos de Sganarelle qui est, dans la pièce, la seule personne avec qui parle Dom Juan, la seule qui ose, qui tente de lui dire « sa » vérité même si, presque toujours, c’est d’une manière timorée et craintive. Entre eux deux, le dialogue ne s’interrompra qu’avec la mort de Dom Juan. « Dom Juan, c’est une expérience du langage », précisera Sylvaine Guyot. « Sa force de séduction, c’est sa parole. Il est à la fois un parleur et une oreille ». Quant à Jutta Johanna Weiss, elle réalise la performance d’interpréter avec finesse plusieurs personnages (Gusman, Mathurine…). Et, surtout, elle joue Pierrot, l’amoureux de Charlotte, en occitan (béarnais) que la comédienne, fascinée par les langues, a appris exprès.
Dom Juan, « le libertin », toujours en quête de liberté, sait en toute lucidité que c’est le dernier jour de sa vie. La mort du Commandeur pèse sur son destin. Sur le plateau, on a installé une sorte de totem (la statue du Commandeur ?, une sculpture dont l’abstraction contraste avec le lustre de cristal, avec ce théâtre à l’italienne. C’est au pied de ce totem/statue que se blottit un Sganarelle en larmes durant la seconde scène entre Dom Juan et Elvire. Autre élément de la scénographie : un arbre qui tombe des cintres pour la scène des paysans, entre Pierrot et Charlotte. Tout le théâtre est utilisé ici. Quand le Commandeur vient inviter Dom Juan à dîner, il apparaît par une des portes du second balcon. Molière ne voulait-il pas un spectacle total qui réunirait toutes les formes de théâtre : « une comédie à machines », « un pot-pourri théâtral » qui mêle la tragédie, la farce, le mystère médiéval etc. Ce Dom Juan répond au désir d’Éric Vigner de célébrer le théâtre.
Le Malade imaginaire ou Le silence de Molière : une histoire de transmission
© Philippe Chancel – Laurent Poitrenaux et Aymen Bouchou dans Le Malade imaginaire ou Le silence de Molière, mise en espace d’Arthur Nauzyciel.
Il y a une grande mélancolie dans Le Malade imaginaire ou Le silence de Molière (1), un montage d’Arthur Nauzyciel à partir de la pièce de Molière et de la fiction de Giovanni Macchia, un monologue où l’écrivain italien nous fait entendre la parole de la fille unique de Molière, Esprit-Madeleine. Dans ce spectacle, il sera beaucoup question de transmission. D’abord, parce que le metteur en scène l’avait créé en 1999, il y a plus de vingt ans, au théâtre de Lorient, à l’invitation d’Éric Vigner. Et l’on y retrouve aujourd’hui deux des comédiens de la création, Laurent Poitrenaux et Catherine Vuillez, entourés d’une bande de jeunes acteurs, anciens élèves de l’École du TNB. D’autre part, Arthur Nauzyciel reprend le rôle de Monsieur Diafoirus qui était interprété à l’origine par son propre père, Émile Nauzyciel. Lui-même jouant alors Thomas Diafoirus, le fils.
Nauzyciel a choisi la Salle aux cent couverts, une des plus belles salles du château de Pau dont les murs sont entièrement recouverts de tapisseries des Gobelins. Au centre, on a posé un fauteuil : celui de Molière ? Argan alias Molière (Laurent Poitrenaux) y est assis, épuisé par la toux. À l’autre bout de la salle, un autre fauteuil, vide pour l’instant. Par la suite, Laurent Poitrenaux s’y installera et il y restera le reste de la représentation, devenant en quelque sorte son principal spectateur. Un spectateur étrangement silencieux .
Imitant désespérément le bruit de sa sonnette, Argan appelle Toinette (Raphaëlle Rousseau) qui ne vient pas. Un autre Argan a surgi, plus jeune, mais vêtu à l’identique. C’est Aymen Bouchou, comédien formé au TNB, qui joue ce double. C’est comme si Molière se retrouvait face à son ultime rôle, à cet autre lui-même. C’est aussi le face à face de deux comédiens de générations différentes, interprétant le même personnage, avec entre eux un passage de témoin. Dans la première scène de la pièce, Toinette et Argan finissent par se retrouver tous deux à quatre pattes. D’ailleurs, plusieurs scènes du spectacle se joueront à quatre pattes. Drôle de corps à corps qui pourrait être un jeu d’enfants s’il n’y avait pas toute cette violence intérieure, mal contenue, qui en fait une confrontation physique.
Arthur Nauzyciel fait débuter le monologue d’Esprit-Madeleine (Catherine Vuillez) au moment de la scène de la Petite Louison avec son père, dans Le Malade. C’est pour sa fille, en effet, que Molière avait écrit le rôle de Louison : le seul enfant dans tout son théâtre. Mais Esprit-Madeleine n’a jamais pu le jouer. Ce que l’on entend, c’est la confession qu’elle aurait pu faire à son père. Elle lui fait face, elle aussi. Ce sont les mots, les phrases qu’elle aurait aimé mais qu’elle n’a jamais eu l’occasion de lui dire.
« Molière 3.0 », ce furent de belles histoires de transmission mais aussi d’amitiés fidèles, et, parfois même, de « vraies » histoires de famille. D’où l’ambiance complice, chaleureuse qui y régnait. Le public ne s’y est pas trompé. Toutes les représentations étaient complètes. Séduits par la qualité des propositions, les Palois ont été au rendez-vous. À suivre…
(1) Au TNB, à Rennes, du 3 au 16 mai 2023