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Re Chiccinella d’Emma Dante : au nom de l’or!

© Masiar Pasquali : Re Chiccinella d’Emma Dante

Re Chiccinella d’Emma Dante : au nom de l’or !

 

Par Chantal Boiron

La première représentation française de Re Chiccinella d’Emma Dante a eu lieu au Théâtre Liberté de Toulon, le 18 avril 2024 (1). Un théâtre qui est particulièrement fidèle à la metteuse en scène sicilienne puisqu’il a déjà accueilli neuf de ses spectacles, depuis son ouverture en 2011.

La création de Re Chiccinella avait eu lieu au Piccolo Teatro de Milan en mars dernier.

 

 Re Chiccinella est le troisième volet, après Pupo du zucchero – La Fête des morts et La Scortecata, d’une trilogie consacrée au Conte des contes (Il Pentamerone) de l’écrivain napolitain Giambattista Basile (1566-1632).

Dans cet ouvrage, Giambattista Basile a recueilli cinquante contes populaires, parfois très anciens, souvent très crus, toujours jubilatoires et bien ancrés dans la tradition orale de l’Italie du Sud. Le merveilleux s’y mêle au grotesque, le fantastique à une trivialité truculente, presque rabelaisienne. Le premier récit sert d’introduction aux quarante-neuf autres qui, selon Giambattista Basile, devaient être lus en cinq jours. Quoique écrits en dialecte napolitain, et longtemps restés méconnus, ls ont influencé d’autres grands conteurs, notamment les Frères Grimm.

Emma Dante s’en inspire très librement pour créer ses propres fables où l’on retrouve les traditions ancestrales de sa Sicile natale. Pupo du Zucchero est un voyage poétique plein d’émotion, de tendresse et d’humour à travers les souvenirs douloureux et joyeux d’un vieil homme solitaire. Le spectacle est magnifie par les marionnettes du sculpteur palermitain Cesare Inzerillo. Dans un registre très différent, plus âpre et plus cruel, La Scortecata, adapté du conte Les Deux Vieilles, fait la satire d’un jeune roi débauché qui se fait berner par deux vieilles sales, méchantes et laides. À chaque fois, on retrouve l’univers fascinant et poignant d’Emma Dante qui naît de presque rien, grâce à la virtuosité et la gestuelle des interprètes, grâce à la magie du jeu et à la force de l’imaginaire.

© Masiar Pasquali : Re Chiccinella d’Emma Dante

 

Avec Re Chiccinella, nous sommes davantage dans le fantastique et la bouffonnerie, dans le divertissement que d’ailleurs souhaitait Basile, même s’il y a toujours chez Emma Dante une face beaucoup plus sombre. La première scène, très forte, nous plonge immédiatement dans l’univers fantastique du conte : au milieu d’un chœur de poules anthropomorphes, en robes de deuil, égrenant leurs chapelets d’une manière inquiétante, surgit un homme enfermé sous des plumes noires. Il s’agit d’un roi. C’est son histoire qui nous va nous être contée.

Au retour de la chasse, ce roi, pressé de satisfaire ses besoins, s’essuie avec ce qu’il trouve sous la main: les plumes d’une poule qu’il croyait morte. Or la poule est bien vivante et elle va s’enfoncer dangereusement dans le « cul » du roi… qui tombe malade. Mais, parce qu’il expulse un œuf d’or chaque jour, ses souffrances laissent sa famille indifférente. Alors, le roi décide de ne plus se nourrir en espérant que la poule finira par périr. Ce que son entourage refuse catégoriquement, ne voulant pas se priver de tant d’or. Voilà ce que nous raconte Emma Dante dans des tableaux saisissants où l’humour se mêle au grotesque.

© Masiar Pasquali :  Carmine Maringola, Samuel Salamone, Viola Carinci et Marta Zollet dans Re Chiccinella d’Emma Dante dans Re Chiccinella d’Emma Dante

 

Avec la poule qui s’agite dans ses entrailles, chaque geste du quotidien devient un supplice pour le roi : sa toilette que lui font ses deux serviteurs (Davide Mazzella et Simone Mazzella), les soins que lui prodiguent un médecin (Samuel Salamone) qu’on croirait sorti tout droit d’une pièce de Molière et deux infirmières (Viola Carinci et Marta Zollet) qui font plutôt penser à des girls de music-hall. Comme toujours avec Emma Dante, cela donne lieu à une chorégraphie très étudiée (notons que la musique a un rôle primordial dans ses spectacles), à une gestuelle extrêmement précise et osée où elle joue avec la nudité des corps. C’est très physique, très charnel. Vêtu uniquement d’une large jupe de plumes noires, Carmine Maringola est formidable dans le rôle du roi.

© Masiar Pasquali :  Carmine Maringola dans

 

À la Cour, on se distrait joyeusement. La solitude du roi contraste violemment avec l’ambiance de fête (presque bacchanale) qui y règne. La reine (Annamaria Palomba), hargneuse et tyrannique, rêve de la Nouvelle cuisine française. La princesse (Angelica Bifano), capricieuse et gâtée, ne pense qu’à s’amuser. On danse. On prend le thé. Assises sur une rangée, les unes à côté des autres, les demoiselles d’honneur piaillent et caquettent comme des poules (c’est le cas de le dire), en comparant leurs somptueux bijoux en or. Emma Dante multiplie les petits détails cocasses qui nous font rire comme le bruit des cuillères dans les tasses de thé. Une scène est particulièrement frappante. Alors que les courtisans se goinfrent de spaghettis, le roi reste seul debout et les observe sans piper un mot. Il y a quelque chose de tragique par-delà le burlesque. Il a faim. Mais dès qu’il a mangé une olive et une biscotte, son ventre grossit démesurément. Un œuf surgit, encore plus gros que d’habitude. La fin du roi aurait les accents de la Passion du Christ, s’il n’y avait pas chez Emma Dante cette petite note ironique si caractéristique. Au-dessus des prie-Dieu qui forment comme une tombe, des pleureuses bigotes jonglent avec des œufs d’or. Au fond de la scène, une petite croix bleue clignote, malicieusement.

La poule royale succède au roi poule. Les prie-Dieu se transforment en poulailler. « Au nom de l’or, même une poule peut devenir roi » affirme Emma Dante. Depuis mPalermu, et sans jamais quitter sa Sicile natale, elle dénonce avec la même détermination, la même véhémence, l’hypocrisie humaine.

Tournée nationale et internationale en 2024-2025.

Quelques dates en France :

  • Printemps des Comédiens – Domaine d’O à Montpellier (18 et 19 juin 2024)
  • Les Célestins à Lyon (9-13 octobre 2024)
  • Théâtre national de la Colline (7-29 janvier 2025)
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