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Serebrennikov : les mille et un vertiges d’Hamlet

© Vahid Amanpour August Diehl dans Hamlet/Fantômes d’après William Shakespeare, mise en scène de Kirill Serebrennikov

Serebrennikov : les mille et un vertiges d’Hamlet

Par Chantal Boiron

Avec Hamlet/Fantômes, Kirill Serebrennikov nous invite à une sorte de réflexion, ou de rêverie sur la tragédie de Shakespeare et son principal protagoniste, sans doute un des mythes les plus mystérieux du théâtre occidental.

On dit qu’en Hamlet, il y a mille et un Hamlet. Ne serait-ce que pour cette raison, Serebrennikov nous fait comprendre, dans son spectacle, qu’il n’est pas si facile de monter cette pièce (« une pièce symbolique où tout le monde est mort »), que le metteur en scène qui s’y attèle doit faire forcément des choix, ce qui est toujours restrictif par rapport à la complexité du héros shakespearien : « … Hamlet c’est Hamlet, et à n’en plus finir. Il faudrait encore citer à la barre du siècle un Hamlet freudien, un Hamlet existentialiste, un Hamlet gauchiste, que sais-je ? Tous sont vrais, mais d’une parcelle de vérité. Notre temps devait se reconnaître dans un Hamlet ayant rompu toutes les amarres, dérivant sans boussole, balancé entre l’être et le non être, l’absurde et le néant ; ou, au contraire, quêtant la justice et surtout la vérité… ». Ces mots, écrits par Yves Florenne au siècle dernier résonnent toujours aujourd’hui. Et ils peuvent nous éclairer sur le projet ambitieux, foisonnant du metteur en scène russe : « Combien y a-t-il eu d’Hamlet ? » s’interroge-t-il, dans le premier chapitre de son spectacle, Hamlet et le Théâtre, où il introduit la figure du metteur en scène (c’est-à-dire lui-même) dirigeant ses acteurs : « Ne surjoue pas », dit-il à l’un d’eux, sur un ton autoritaire. Et, parce que nous sommes au XXIème siècle, il se dit qu’Hamlet aurait pu aussi bien être un Gilet Jaune. Bref, il fait des suggestions plus farfelues les unes que les autres, car tout est permis, tout est possible avec Hamlet. Sa quête est sans fin. Et, la nôtre, pour tenter de le saisir, également. C’est ce vertige que Serebrennikov rend tangible et sensible. Il note que, chez Shakespeare, Hamlet simule dix-sept fois la folie : « Pourquoi dix-sept fois ? »

© Thomas Amouroux Bertrand de Roffignac, Nikita Kukushkin et Judith Chemla dans Hamlet/Fantômes d’après William Shakespeare, mise en scène de Kirill Serebrennikov

Metteur en scène et cinéaste, écrivain à sa manière puisque la plupart de ses mises en scène sont des adaptations ou des réécritures de pièces ou de textes littéraires, passionné de musique, Serebrennikov dit avoir voulu faire ici une « œuvre d’art totale ». C’est ce qui constitue l’esthétique de son spectacle où interviennent, avec la même importance, le jeu des comédiens, la musique composée par Blaise Ubaldini (une commande du Théâtre du Châtelet), la vidéo et la danse. D’ailleurs, lui-même signe la mise en scène, le texte, la scénographie et les costumes. Il a construit son spectacle en dix chapitres qui déclinent, chacun, une thématique différente autour d’Hamlet : Hamlet et le théâtre, Hamlet et le Père, Hamlet et l’Amour, Hamlet et la Peur, Hamlet et la Violence, Hamlet et le Fantôme, Hamlet et la Reine, Hamlet et la Mort, Hamlet et les Hamlets, Hamlet et le Silence. Et, dans son ‘scénario’, il y a toujours des fragments de la pièce de Shakespeare s’entrecroisant, interagissant avec des éléments de sa propre réflexion, le plus souvent avec un humour noir.

Bien entendu, les dix chapitres se répondent entre eux, des thèmes pouvant être repris et des scènes se prolonger tout au long du spectacle. Ainsi, la réflexion sur le théâtre, entamée dès le premier chapitre, se poursuit dans Hamlet et la Peur où il est question de Meyerhold qui voulait et n’a jamais pu monter Hamlet. Staline l’aurait censuré. Il est aussi question de Chostakovitch qui, considéré du jour au lendemain comme un ennemi du peuple, avait sa valise prête avec sa brosse à dents, attendant qu’on vienne l’arrêter. Le musicien s’est évanoui le jour où il a lu dans le journal que Meyerhold avait été fusillé. Chostakovitch vivra avec la peur. On retrouve ensuite la thématique du théâtre dans Hamlet et la violence où intervient la figure d’Artaud et son théâtre de la cruauté, puis dans Hamlet et la Reine qui fait apparaître Sarah Bernhardt jouant Hamlet (magnifique Judith Chemla), ou encore dans Hamlet et la mort où Serebrennikov évoque, cette fois, Grotowski qui, au Théâtre Laboratoire au début des années 1960, avait préféré lui aussi faire sa propre création à partir du personnage d’Hamlet.

Le spectacle de Serebrennikov est d’ailleurs construit en boucle puisque dès, la première scène, on assiste à la mort d’Hamlet. On y entend ses derniers mots : « Le reste est silence ».  Cette boucle qui s’ouvre au premier chapitre ne se refermera qu’à la fin. Cela pourrait être une clé pour entrer dans le puzzle de Serebrennikov.

© Vahid Amanpour Odin Lund Biron dans Hamlet/Fantômes d’après William Shakespeare, mise en scène de Kirill Serebrennikov

Si l’on cherche d’autres facteurs d’unité ou de cohérence dans cette déconstruction/reconstruction de la tragédie de Shakespeare, on notera la scénographie de Serebrennikov. Tout se passe, en effet, dans un même lieu qui pourrait être le salon d’un palais, avec ses hautes fenêtres, sa cheminée en marbre, son lustre. Mais, le plafond est troué. Apparemment, il a été brûlé. Ce lieu, magnifique, luxueux, est en train de se fissurer, de se déliter exactement comme le royaume du Danemark et il semble symboliser ce qu’il y aura de « pourri » à l’intérieur. C’est aussi le cimetière, le lieu de la mort puisqu’il y toujours un crâne ou plutôt des crânes (on joue même aux boules avec tous ces crânes) qu’on retrouve de chapitre en chapitre. Et, c’est là que le fossoyeur creusera ses tombes. Là encore, c’est davantage un espace pour le songe et l’imaginaire.

Le deuxième chapitre, Hamlet et le Père, conçu avec le comédien allemand August Diehl, est l’un des plus chargés d’émotion. Il y a quelque chose de tellement vrai lorsque Hamlet dit au fantôme de son père : « Réglez vos problèmes tant que vous êtes en vie. Vous êtes des vampires. » Ou quand il lui demande : « Laissez-nous vivre ». Serebrennikov nous fait remarquer que Laërte, contrairement à Hamlet, n’a pas le fantôme de son père Polonius pour le hanter. Il y a aussi des choses beaucoup plus personnelles, par exemple, quand Hamlet (ou le comédien) dit que, la dernière fois qu’il a vu son père vivant, il a voulu le photographier avec son portable. Mais, il n’a pas gardé les photos : « Il n’y a plus de mémoire. J’ai tout supprimé ». Chacun, comme Hamlet, a ses fantômes.

© Vahid AmanpourShalva Nikvashvili et Judith Chemla dans Hamlet/Fantômes d’après William Shakespeare, mise en scène de Kirill Serebrennikov

Pour jouer la multitude d’Hamlet (s) qu’il convoque sur scène, Serebrennikov a fait appel à des interprètes de nationalités différentes. Ils sont français (Bertrand de Roffignac), américain (Odin Lund Biron), allemand (August Diehl), russe (Kukushkin) etc. Une troupe multinationale où chacun joue dans sa propre langue. De fait, tous les comédiens du spectacle sont eux aussi plus ou moins Hamlet. Et ils sont tous excellents, chacun, chacune lui apportant sa propre sensibilité. Par exemple, Judith Chemla, qui joue merveilleusement Ophélie et Sarah Bernhardt, est également Hamlet, dans une scène : « Chaque acteur devient une facette d’Hamlet » explique Serebrennikov. Il fait éclater le héros de Shakespeare en mille fragments et, ce faisant, il laisse au public la possibilité de se faire sa propre idée sur Hamlet. En fait, ce serait : à chacun son Hamlet, ou à chacun sa vérité d’Hamlet.

En réalité, il ne faut pas chercher à trop analyser le spectacle de Serebrennikov, à trop rationnaliser ce que l’on voit sur scène. Il faut plonger dans ses interrogations, dans sa rêverie, se laisser porter par les images, par la musique de Blaise Ubaldini ou de Chostakovitch. Et, rêver à notre tour d’Hamlet.

Hamlet/Fantômes d’après William Shakespeare, mise en scène de Kirill Serebrennikov au Théâtre du Châtelet (du 7 au 19 octobre)

 

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