© DR Jean-Louis Fernandez – Cécile Brune dans Au Bord de Claudine Galea, mise en scène de Stanislas Nordey, au TNS (Juin 2021)
Un Printemps 21 au TNS
Par Chantal Boiron
La réouverture des théâtres au public, au printemps 2021, a provoqué une véritable effervescence. Comme si l’horloge théâtrale s’était brusquement déréglée en cette année si particulière, le mois de juin, généralement si calme, aura été encore plus chargé qu’une rentrée de septembre… quitte à frôler l’embouteillage.
Cela l’explique par la joie des artistes à retrouver le public, leur envie de lui montrer enfin les spectacles qu’ils ont créés durant les longs mois de confinement, ou juste avant et qui avaient été annulés. Leur envie de jouer, tout simplement. Avec trois nouvelles créations, présentées en l’espace de quelques semaines, le Théâtre national de Strasbourg illustre bien la frénésie qui a pu alors s’emparer des scènes françaises.
Reprenons le fil de l’histoire… Au TNS, malgré les confinements successifs, la vie théâtrale ne s’est jamais totalement arrêtée. L’École a poursuivi ses (nombreuses) activités en s’adaptant aux restrictions sanitaires. Et si beaucoup de spectacles programmés en 2020 ont dû être reportés ou annulés, certains ont néanmoins pu se répéter et prendre enfin vie avec quelques semaines, voire quelques mois de retard. Arrêtons-nous donc sur trois d’entre eux produits ou co-produits par le TNS.
Mithridate de Racine : une femme, objet du désir de trois hommes
Nous avons découvert Mithridate de Racine, dans la mise en scène d’Éric Vigner, d’abord à la télévision, avec un film qui a été réalisé au TNS et qui a été diffusé sur France Télévisions, bien avant de pouvoir le voir au théâtre. L’image a devancé chronologiquement la création scénique qui aurait dû avoir lieu en novembre dernier. Et l’on a découvert le jeu des acteurs en gros plan sur notre petit écran, avant de les voir jouer sur le plateau d’un théâtre, face au public.
Lorsque la première eut enfin lieu le 31 mai 2021 au TNS, on a pu se rendre compte que, même si le film de Stéphane Pinot est très réussi, une vraie recréation pour la télévision tout en restant fidèle à la mise en scène d’Éric Vigner, rien ne remplace l’émotion partagée que l’on éprouve à voir des comédiens sur scène, et en même temps que d’autres spectateurs, avec cette présence physique et multiple sans laquelle le théâtre n’a aucun sens.
Racine a écrit Mithridate juste après Bajazet qu’Éric Vigner avait également monté, il y a vingt cinq ans, au Vieux-Colombier avec la troupe de la Comédie-Française. Cela implique une continuité mais le temps qui sépare ces deux créations induit aussi chez le metteur en scène un recul par rapport à l’œuvre de Racine. Comme Bajazet, Mithridate se situe en Orient, en Asie, et a pour héros un guerrier conquérant. Mais, cette fois, nous sommes dans l’intimité, dans le huis clos d’un drame familial. Un père et ses deux fils aiment tous trois la même femme qui, on le notera, est le seul personnage féminin de la pièce. C’est donc l’histoire d’une femme face à la passion de trois hommes. C’est aussi, et surtout, d’une transmission forcée et ratée. Alors que la rumeur annonce la mort de Mithridate, Roi du Pont, et sa défaite contre Rome contre laquelle il lutte depuis des années, ses deux fils, Pharnace et Xipharès, se disputent son héritage et, avant tout, la belle Monime, une jeune Grecque que Mithridate devait épouser. Seulement, si l’armée de Mithridate a bien été mise en déroute par les Romains, le roi n’est pas mort. Sa réapparition parmi les siens sera funèbre. Le jour de son retour sera le dernier jour de sa vie.
La mise en scène d’Éric Vignier s’appuie uniquement sur le jeu des acteurs. C’est la force des passions et la musique des alexandrins qui nous subjuguent. Face à la violence de Pharnace (Jules Sagot), prêt à toutes les trahisons pour arracher le pouvoir, et aux ruses cruelles d’un Mithridate (Stanislas Nordey), aveuglé par la jalousie, Jutta Johanna-Weiss est une sublime Monime, tout en sobriété, maîtrisant difficilement son angoisse et sa douleur. Éric Vigner a fait appel à Thomas Jolly pour le rôle de Xipharès, le fils qui ne veut pas trahir son père mais qui aime Monime, et qui est aimé d’elle. Il se révèle être un acteur nuancé et émouvant. Philippe Morier-Genoud est formidable dans le rôle du sage Arbate , le confident et le conseiller. Quant à Stanislas Nordey, il incarne un Mithridate tyrannique mais totalement désemparé par l’accueil des siens, un homme ‘fini’, qui comprend qu’il a tout perdu.
Pour cette tragédie crépusculaire qui s’ouvre sur la mort annoncée (et fausse) de Mithridate et qui s’achève par son suicide, Eric Vigner a imaginé une scénographie sombre mais où scintillent des éclats de lumière : le brasier d’un feu, le rideau de perles qui en bougeant se transforme dans l’obscurité en des milliers de particules brillantes comme des vagues phosphorescentes qui, les nuits de pleine lune, se brisent sur la plage. Il n’est pas certain que ce beau spectacle puisse beaucoup tourner dans les mois qui viennent. Mais on peut encore voir le film de Stéphane Pinot en replay, sur le site de France Télévisions.
Berlin, mon garçon de Marie NDiaye : une mère à la recherche d’un fils disparu
Marie NDiaye est autrice associée au TNS. Elle a écrit Berlin mon garçon sur une commande de Stanislas Nordey. À cause du confinement, on a vu cette pièce bouleversante à Paris, au Théâtre de l’Odéon. Marina (Hélène Alexandridis), une libraire de Chinon, débarque à Berlin où elle est venue chercher son fils qui a disparu. Et sa disparition reste un mystère. Qu’est-ce que le jeune Français, élevé dans une famille cultivée, passionnée de littérature, est venu faire à Berlin ? Comment cette ville, que hantent les choucas, a-t-elle pu happer, avaler littéralement, un garçon de vingt ans ? C’est Rüdiger (Claude Duparfait), le logeur de Marina, personnage énigmatique, qui l’accueille à l’aéroport. Elle porte un manteau jaune. Lui est vêtu de gris et pourrait faire penser à un Berlinois de l’Est avant la chute du Mur. Rüdiger vit dans un appartement du Corbusierhaus, un bâtiment de Berlin Ouest qui a été conçu à la fin des années 1950 par Le Corbusier. C’est là que Marina s’installe et, étonnamment, elle va s’y trouver bien. Et si, dans son écriture, Marie NDiaye nous fait faire des allers retours entre Chinon où sont restés Lenny (Laurent Sauvage), le mari de Marina, et la grand-mère du jeune homme, magnifique Annie Mercier, on comprend que Marina s’éloigne peu à peu de son histoire, de son passé français. Dans sa scénographie, Emmanuel Clolus utilise beaucoup la vidéo mais de manière abstraite. On va d’un lieu à l’autre sans jamais s’y attarder. Au milieu des images, on voit de temps en temps surgir celle Pinocchio, le personnage de Carlo Collodi. Symbole de l’enfance de tous les périls. Entre Marina et Rüdiger, alors que tout semblait séparer ces deux êtres, un lien singulier et très fort va se créer. Et, c’est au travers de leurs dialogues intérieurs que l’on découvre leur cheminement l’un vers l’autre. Rüdiger va aider Marina dans ses recherches ou plutôt il va l’amener, peu à peu, à regarder ce qu’elle ne voulait pas voir quand elle était Chinon. L’enquête devient quête de vérité. Apprentissage de la vérité. Son fils est venu à Berlin pour commettre un acte terroriste. L’ex-petite amie (Sophie Mihran) de son fils le lui confirmera. Le voyage à Berlin sera pour Marina une forme de rupture avec Chinon, le passage à une autre vie. Et, à une autre elle-même.
Au Bord de Claudine Galea : les vertiges d’une autrice
Au TNS, Stanislas Nordey privilégie les autrices, les voix féminines. Il continuera de le faire jusqu’à la fin de son mandat comme directeur de ce théâtre. Durant cette année étrange et fébrile, il a également mis en scène Au Bord de Claudine Galea (3), autre autrice associée du TNS. Et il a fait appel à Cécile Brune, sociétaire de la Comédie-Française de 1997 à 2018, pour interpréter ce texte hors-norme. En toile de fond de la pièce de Marie NDiaye, il y a le terrorisme. Dans celle de Claudine Galea, c’est la guerre mais la guerre, liée au terrorisme. Le point de départ, c’est une photo du Washington Post de 2004 où l’on voit une jeune soldate américaine tenir en laisse un prisonnier irakien, dénudé, étendu par terre. La photo a été prise dans la prison d’Abou Ghraib, à Bagdad. Elle fera le tour du monde. La violence exercée par cette jeune femme, androgyne, aux cheveux courts, interpelle aussitôt Claudine Galea. Elle le dit dans sa pièce, c’est elle qu’elle regarde et non pas l’homme au bout de la laisse. C’est sur elle qu’elle veut écrire… Mais elle n’y arrive pas. Durant de longs mois, la photo du Washington Post ne la quittera plus. Elle l’emportera avec elle, l’épinglera partout où elle ira. Ce qu’il y a de très fort, de très beau aussi dans ce texte, c’est que le chemin vers l’écriture s’accompagne chez Claudine Galea d’une réflexion sur son histoire à elle, sur ses relations difficiles avec sa mère, sur une passion amoureuse non partagée. Dans toutes ses pièces, Claudine Galea parle d’elle-même. Le « Je » est au centre de son écriture. Mais, avec ce texte-là, elle nous mène jusqu’au bout d’elle-même et donc jusqu’au bout de nous-même, au bord de l’abîme, au bord du vertige.
On avait vu la pièce de Claudine Galea avec Claude Degliame qui l’avait créée dans une mise en scène de Jean-Michel Rabeux. C’était comme une évidence. Avec Cécile Brune, cela reste tout aussi évident. Et, pourtant, c’est complètement différent. C’est sans doute la force des grands textes de théâtre de pouvoir être interprétés par de grands comédiens très différents les uns des autres, et de nous donner l’impression, à chaque fois, de les redécouvrir. Avec Cécile Brune, on entend chaque mot du texte de Claudine Galea. Elle nous entraîne avec une incroyable intelligence dans les méandres de ses pensées, elle nous fait mesurer la profondeur de sa réflexion. Et pas question, avec elle, d’échapper au vertige qui nous saisit. On est emporté par le flot des mots, par la voix calme, si nette, de Cécile Brune. On a oublié le temps. On ira jusqu’au bout, avec elle. Emmanuel Clolus et Stanislas Nordey ont imaginé, cette fois encore, un espace abstrait mais là, c’est un décor concret et fixe où le bleu domine : on est en quelque sorte « enfermé » dans le mental, dans les pensées de Claudine Galea. Non, vraiment, il est impossible d’échapper à ce que Claudine Galea veut nous dire et, se dire à elle-même.
Mithridate de Racine, mise en scène d’Éric Vigner, a été créé le 31 mai 2021 au TNS ; le texte est publié aux éditions Didot.
Tournée : Comédie de Valence, CDN Drôme-Ardèche, les 9 et 10 février 2022 ; Théâtre Saint-Louis de Pau, les 22 et 23 février 2022.
Le film est toujours disponible sur le site de France Télévisions.
2) – Berlin, mon garçon de Marie N’Diayé, mise en scène de Stanislas Nordey, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe du 16 au 27 juin 2021.
Le texte est publié chez Gallimard (Collection Blanche).
Tournée : TNS du 22 février au 6 mars 2022.
3) – Au Bord de Claudine Galea, mise en scène de Stanislas Nordey : création le 21 juin 2021 au TNS.
Ce texte, qui a reçu le Grand Prix de Littérature dramatique en 2011, est publié aux Éditions Espaces 34.
Parages 09, la revue du TNS dirigée par Frédéric Vossier, est dédié à Claudine Galea.