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Du silence d’Esprit-Madeleine Poquelin au silence de Molière

© Pascal Victor

Du silence d’Esprit-Madeleine Poquelin au silence de Molière

Par Chantal Boiron

Dans Le Silence de Molière, Giovanni Macchia fait entendre la voix d’une femme qui, toute sa vie, aura recherché le silence : Esprit-Madeleine Poquelin, fille de Molière et d’Armande Béjart.
L’écrivain italien imagine qu’au printemps 1705, un jeune provincial, admirateur « fanatique » de Molière, finit par forcer la solitude dans laquelle s’était enfermée, depuis des années, Esprit-Madeleine, et qu’il obtient d’elle un entretien. C’est comme si, brusquement, ses questions libéraient des mots trop longtemps refoulés : ce que lui dit cette femme de quarante ans, effacée et discrète, est de l’ordre de la confession.

Bien après Dominique Valadié, il y a presque trente ans déjà (c’était sous la direction de Jacques Nichet), Ariane Ascaride s’empare à son tour de ce personnage énigmatique et attachant, dans une très belle mise en scène de Marc Paquien. Le décor de Gérard Didier, ce sont juste deux sièges et une fenêtre en trompe l’œil. Quand Ariane Ascaride apparaît au jeune homme (Loïc Mobihan), vêtue d’une longue robe blanche, elle semble comme hors du temps. Lui est en tenue d’aujourd’hui. Il y a un troisième personnage, très important ici. En voix off, Michel Bouquet, qui a joué Argan dans Le Malade imaginaire, interprète le narrateur et dit, tout au long du spectacle, quelques extraits des écrits de Jacques Copeau. Copeau, autre grand serviteur de Molière…

Ariane Ascaride incarne avec une émotion contenue cette femme qui parle de son passé, sans se plaindre et sans éclat, comme si elle voulait d’abord mettre à distance des souvenirs trop douloureux. Raconter simplement, avec lucidité, ce qu’elle a vécu et ressenti. Une magnifique actrice pour un magnifique personnage. Son jeune visiteur l’écoute. Et, il sait l’écouter. C’est ainsi qu’il libère des paroles trop longtemps réprimées. Dans leur étrange tête à tête, une complicité tacite naît peu à peu entre eux. Dominique Bruguière a privilégié les lumières tamisées et les clairs-obscurs. On entend sonner la cloche d’une église. Et, plus lointains, les bruits qui montent de la rue…

Esprit-Madeleine fut la seule des enfants de Molière et d’Armande Béjart à avoir survécu. Mal aimée par sa mère, mal comprise par son père dont elle ne partageait pas la passion du théâtre, elle eut une enfance solitaire et plutôt triste. C’était pourtant pour elle, alors qu’elle n’avait que sept ou huit ans, que Molière avait imaginé Louison, la petite fille du Malade Imaginaire, sa dernière pièce, et son dernier rôle. Une scène « qui n’était pas nécessaire, car elle peut être sacrifiée ou sauvée sans que rien ne change dans la comédie » dit Esprit-Madeleine au jeune homme. Ce n’est pas si sûr. Louison est le seul enfant dans tout le théâtre du XVIIème siècle. Et, dans cette scène, Argan se laisse aller, juste un instant il est vrai, à un mouvement de tendresse pour sa petite fille et se montre, soudain, vulnérable quand Louison fait semblant d’être morte. Et ça, ça change tout par rapport aux autres pères de Molière, que ce soit Harpagon, Orgon ou Monsieur Jourdain. Qui sait si Molière ne rêvait pas, à la fin de sa vie, de se retrouver, quelques minutes, seul sur un plateau de théâtre avec sa fille ? Esprit-Madeleine refusera de toutes ses forces d’interpréter Louison, rejetant pour toujours ce théâtre qui la privait de son enfance et de ses parents. Ultime malentendu entre un père et sa fille avant que Molière ne meure sur scène, en jouant… Argan. Esprit-Madeleine fera à son jeune visiteur ce dernier aveu : « Je suis un personnage non réalisé ».

Elle a souffert de la cruauté du théâtre comique quand, à cinq ans, elle voyait les gens rire de son père qui, malade, toussait en jouant L’Avare et qui faisait, de cette toux maladive, un nouveau gag : « Je commençai à découvrir l’ignominie du rire ». Elle a souffert de voir son père déclassé par rapport à Racine, l’Auteur. Molière était aussi un acteur. Et, plus tard, il y eut toutes ces rumeurs sordides au sujet de ses parents : Armande, sa mère, était-elle la sœur de Madeleine Béjart, ou bien la fille de Madeleine Béjart et de Molière ? Esprit-Madeleine serait-elle, oui ou non, l’enfant d’un inceste ? À travers ce flot de paroles, c’est surtout de Molière qu’il s’agit. Comme si, en répondant aux questions du jeune homme, Esprit-Madeleine avait enfin la conversation qu’elle aurait aimé avoir un jour avec son père lorsque tous deux partageaient, par exemple, la tranquillité de la campagne d’Auteuil, loin de Paris et du théâtre. Ou comme si elle voulait faire entendre, haut et fort, tout ce que son père avait gardé secret en lui et qu’elle devinait : rompre enfin le silence de Molière.

La mort de Molière, le 17 février 1673, fut une cassure profonde dans la vie d’Esprit-Madeleine. Cette rupture est marquée, avec subtilité et finesse, encore et toujours, dans la mise en scène de Marc Paquien. Ariane Ascaride a troqué sa longue robe blanche contre un strict ensemble pantalon. Esprit-Madeleine, on le sait, se retirera peu à peu de la vie mondaine. On peut penser aussi à la jalousie d’Armande qui craignait que sa fille ne devienne une rivale. Mais on peut trouver un autre sens encore à ce changement de costume : désormais, Esprit-Madeleine est semblable au jeune homme. Ils sont dans le même temps. Et, quand tous deux se retrouvent, face à face, de part et d’autre de la fenêtre en trompe l’œil, celle-ci devient comme un miroir où chacun apercevrait le reflet de son double.

Le Silence de Molière, de Giovanni Macchia (traduction de Jean-Paul Manganaro), mise en scène de Marc Paquien : au Théâtre de La Tempête, Paris 12ème : jusqu’au 20 octobre 2016 ; Théâtre Municipal de Béziers, le 10 janvier 2017 ; Espace Diamant à Ajaccio le 13 janvier 2017 ; Théâtre Monsigny à Boulogne sur Mer le 20 janvier 2017

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